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L’école, ses chefs et moi

Via Notre condition, revue participative pour l’émancipation du travail scientifique et culturel

L’Éducation nationale assume la formation à la citoyenneté et affirme régulièrement sa vocation à lutter contre les discriminations et les inégalités sociales. Ces dernières sont d’ailleurs souvent utilisées comme prétexte pour des réformes chaotiques qui n’ont d’autres effets que de renforcer le tri des élèves. Mais l’attitude de l’institution envers ses propres personnels d’éducation (enseignants, AESH1, AED2), qui assurent le service public d’éducation, est bien souvent une matrice de violence institutionnelle, où l’on apprend à se taire (le fameux « pas de vague ») et à accepter que l’on est impuissant face une hiérarchie aveugle ou aveuglée, alors que le rôle des syndicats s’effrite au gré des réformes de la fonction publique.

Prologue

Lassé de mendier des financements de recherche à l’issue de mon contrat doctoral, j’ai décidé, après trois années d’enseignement en tant que chargé de TD à l’université qui ont valu titularisation après mon concours, de réintégrer l’Éducation nationale. Je dois tout au service public d’éducation, du C.P. au doctorat, les bourses sur critères sociaux ont aidé ma mère à financer mes études et c’est l’école qui m’a donné une culture et des moyens de penser et de m’exprimer que j’espérais à mon tour transmettre à mes élèves.

J’attends donc la rentrée avec un mélange d’appréhension face à un nouveau métier — sans aucun contact de la part de mon rectorat d’affectation, qui ne s’inquiète aucunement de mon sort ou de ma formation — et de curiosité, celle de faire un métier qui a du sens pour moi et de me sentir utile. Par chance, parce que cela ne va pas de soi dans cette institution publique, j’apprends mon affectation dès la fin du mois de juillet, sur un remplacement à l’année dans un petit collège, en périphérie rurale d’une petite préfecture. Mon mois d’août est affairé dans la préparation des cours, l’analyse des programmes officiels, la lecture d’ouvrages de didactique de ma matière.

Un accueil chaotique

La pré-rentrée arrive enfin : je mets la tenue à laquelle j’avais mûrement réfléchi, pour paraître sérieux tout en étant à l’aise (un pantalon en lin, une chemise et des sandales ouvertes en cuir), mon compagnon me souhaite bonne chance et je prends le volant de ma petite voiture achetée d’occasion pour ce nouveau départ. Personne ne nous reçoit à l’arrivée, je me présente au hasard au bureau du gestionnaire qui m’indique la salle où la réunion a lieu. Le principal et son adjoint prennent place à la chaire professorale (même s’il ne s’agit que d’un bureau de prof), devant nous, l’ensemble de l’équipe éducative, technique et administrative, sur nos chaises d’élèves. Commence un long discours sur l’année passée, les résultats au brevet des collèges, un protocole sanitaire erratique — un collègue se permet de faire un commentaire ironique sur la gestion de la crise par le ministère : il est immédiatement remis à sa place par le jeune adjoint, lequel ne manque pas de me faire penser à ces petits fonctionnaires autoritaires et plus royalistes que le roi que l’on croise dans certains romans de Balzac ou de Dostoïevski. L’établissement semble être un établissement banal, ni exceptionnellement favorisé, ni exceptionnellement « difficile » : je m’estime heureux d’y commencer ce métier.

On mentionne le code photocopieuse et le code d’entrée de l’établissement, et j’identifie la personne à qui je dois demander mes clefs de salle et mes feutres pour le tableau : les forums de jeunes profs (les « néotitulaires ») m’avaient prévenu que là étaient les informations cruciales à connaître. La réunion d’équipe de discipline m’apprend que j’ai hérité des classes que personne ne voulait, mais que « ça va aller ». Au moment de nous séparer, je me rends compte que je ne sais même pas où est ma salle. 

À vrai dire, je ne connais que le chemin qui mène de l’entrée de l’établissement à la salle de réunion ; une jeune collègue, arrivée dans l’établissement il y a quelques années, s’aperçoit de mon air un peu perdu : « Attends, on t’a pas fait visiter ?! — Non… ». 

Elle prend donc sur son temps libre pour me montrer ma salle, le fonctionnement des clefs, le self, m’explique comment manger à la cantine.

Je retrouve mon compagnon le soir, un peu perplexe, mais j’imagine alors que cette perplexité initiale sera vite dissipée par la vraie rentrée et la rencontre avec les classes.

Premières difficultés

Les élèves arrivent après une année de pandémie ; c’est leur première rentrée « normalisée » sous masque. Je suis le seul enseignant « nouveau », de quoi m’attirer bien de la curiosité (et des tests de toute part) ; je peine à trouver une position qui me convienne : ces classes de 27 adolescents, assez exiguës, se transforment vite en arène où, alors que je suis pétri de lectures sur l’éducation émancipatrice et la critique de l’autorité, je me rends compte que les élèves, eux, nous identifient à notre fonction et que cette fonction leur sert de test pour s’affirmer. Parfois il me semble qu’ils attendent de moi les sanctions les plus folles ; des collègues me suggèrent qu’il faut en humilier un, « ni trop charismatique (cela risque de se retourner contre toi), ni trop effacé (cela n’aurait pas d’effet) », pour s’assurer d’être respecté — cette approche du respect m’est complètement étrangère et je comprends rapidement qu’il y a deux catégories d’enseignants aux yeux de leurs collègues ou de leur hiérarchie : ceux qui savent « tenir » une classe et ceux qui ne le savent pas — Malheur à ceux à qui l’on prête d’être débordés par leurs classes ! Cela leur vaudra des regards en coin en salle des profs et ils ne seront jamais pris au sérieux. Comme toute société humaine, l’être humain est prompt à juger son prochain, surtout quand cela le rassure sur ses propres (in)compétences. Il y a peut-être un biais de genre ici, pour des attitudes également néfastes : une collègue qui se fait déborder sera considérée avec pitié et condescendance, tandis que c’est la virilité du collègue homme qui sera moquée s’il ne sait pas « tenir ses classes », selon la formule consacrée.

En tant que débutant, sans formation (le rectorat n’a jamais donné aucune suite à mes courriels demandant de rejoindre des formations que, naïf, je pensais utiles à l’époque), je suis vite rangé dans la catégorie infamante des profs-qui-se-font-déborder. Pourtant, je reste confiant : étant le seul nouveau de l’établissement, j’ai l’idée que les élèves se lasseront et me respecteront quand ils auront compris que je les respecte, que j’aime travailler avec eux pour leur réussite et que je refuse de les traiter comme du bétail ingrat (même si c’est à ça qu’ils semblent me pousser).

[…]

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