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L’école est à la fois un lieu de formation et d’expression des bandes

Éducation et formation des bandes : entretien avec le sociologue Marwan Mohammed

Intro

Fin février, mort d’une collégienne de 14 ans à Saint-Charon dans l’Essonne : lors d’un affrontement entre bandes rivales, elle reçoit un coup de couteau dans le ventre.
Moins de 24 heures plus tard, mort d’un adolescent de 13 ans dans l’Essonne toujours : lors de circonstances similaires, il reçoit deux coups de couteau à la gorge.

Mi-mars, mise en examen de cinq adolescents de 16 et 17 ans du quartier de l’Echat à Créteil soupçonnés d’être les auteurs de tirs au Taser et au plomb sur des garçons de 12 ans de leur propre bande : l’intention aurait été l’endurcissement des plus jeunes à la suite d’une scène d’humiliation de ceux-ci par une bande rivale du quartier des Bleuets ayant circulé sur Snapchat.

Réponse sécuritaire et coercitive de Valérie Pécresse, présidente de la Région Île-de-France : drones et polices municipales armées. Telle une antienne indépassable, le clivage prévention/répression semble alors se rejouer, inlassablement tant dans l’espace politico-médiatique que dans celui de l’opinion publique.

Emblématiques par la charge de leur violence, ces trois événements reflètent une situation de tension globale ces derniers mois entre bandes rivales d’Île-de-France. La violence de tels événements, tragiques, interrogent la part de l’éducation, notamment dans la sphère scolaire : ils interrogent son impuissance, si ce n’est son échec. Marwan Mohammed, docteur en sociologie et chercheur au CNRS, est l’un des spécialistes du sujet. Dans La formation des bandes notamment, paru en 2011 aux PUF, il analyse les mécanismes sociaux à l’œuvre dans ces phénomènes. À Questions de classe(s), son regard nous a paru particulièrement précieux afin d’essayer de mieux comprendre ce que peut l’éducation face à la violence de telles rivalités de bandes.


Julien Marsay 

L’un de vos ouvrages phares s’intitule La formation des bandes de jeunes* (2011), pourriez-vous nous expliquer ce que recouvre sociologiquement cette expression « bande de jeunes » ?

Marwan Mohammed

La notion de bande de jeunes renvoie à un collectif juvénile informel – un groupe de pairs – dont l’existence est durable et la finalité sociale, mais qui se distingue d’autres groupes de même nature d’une part par la place singulière occupée par les transgressions, la délinquance de voie publique et un rapport conflictuel avec leur environnement et d’autre part par le profil de ses membres. Les bandes de jeunes attirent majoritairement des jeunes garçons, démobilisés scolairement, peu formés et insérés professionnellement, qui grandissent dans des familles de grande taille, de milieu économique modeste, vivant dans des quartiers d’habitat social. Il y a donc deux dimensions à prendre en compte : la réalité des parcours et des actes posés dans l’espace public ainsi que la manière dont ces comportements sont désignés par la société.

Julien Marsay 

Lors de moments de tensions, ces « bandes de jeunes » sont l’objet d’un certain récit médiatique, fruit d’un regard souvent péjoratif, celui du préjugé. Peut-être pouvons-nous interroger les lunettes à travers lesquelles ces jeunes sont regardés, se demander si elles ne seraient pas une partie du problème. De fait, une logique sensationnelle du fait divers ne contribuerait-elle pas à les enfermer dans une sorte de cercle infernal du regard stigmate et à ignorer de façon accommodante les causes profondes, systémiques, celles à l’origine de sentiments de relégation, d’exclusion et de colère ?

Marwan Mohammed 

Effectivement, une pluralité de récits et de narratifs entourent le phénomène des bandes. Leur existence publique et médiatique est indissociable de leurs transgressions présumées. Au moins depuis la fin du XIXème siècle, les bandes de jeunes sont associées à l’idée de « classe dangereuse » urbaines, un danger de l’intérieur, une menace de proximité qui fragiliserait la paix civile. Le discours public majoritaire sur les bandes a toujours oscillé entre la référence à la condition sociale modeste et aux difficultés des jeunes désignés comme tel et une référence exclusive à leur dangerosité présumée, leur nihilisme et leur « barbarie » dont les causes, à partir du début des années 1980, sont de plus en plus associées à l’origine, à la culture et à la couleur de peau. Le sujet « bandes de jeunes » réactualise en permanence des peurs qui entourent la jeunesse et son imprévisibilité tout en agissant comme révélateur de certaines obsessions du champ politique et des groupes dominants tels que les migrations de l’intérieur à la fin du XIXème siècle (l’exode rural) et les migrations internationales durant la seconde moitié du XXème siècle.

Julien Marsay 

Comme vous le montrez dans vos écrits, le phénomène est aussi ancien que mouvant. Vous employez d’ailleurs le terme de « formation » dans votre titre. Entre les bandes d’il y a plusieurs décennies et celles d’aujourd’hui, y a-t-il des invariants qui président à cette formation ? y a-t-il au contraire des éléments qui mutent et qui seraient spécifiques au contexte actuel ?

Marwan Mohammed 

Ce phénomène est un phénomène juvénile, adolescent, masculin, viriliste et transgressif, d’abord inscrit dans les classes populaires. Les logiques de compensation sociale, qui permettent de comprendre certaines de ses manifestations les plus visibles, demeurent centrales hier comme aujourd’hui. Toutefois si l’on se réfère uniquement aux 60 dernières années et que l’on compare les bandes d’aujourd’hui et celles des « Trente glorieuses » il y a des évolutions majeures. La première est la disparition progressive du monde ouvrier et avec lui à la fois des instances de régulation, de légitimation et d’encadrement de cette fougue juvénile prolétaire, mais surtout la raréfaction des emplois manuels et peu qualifiés. Les « blousons noirs » travaillaient majoritairement avec les bandes, aujourd’hui c’est l’inverse. La massification scolaire et l’accès des jeunes de milieu populaire au secondaire a également bouleversé la structure des parcours et des sociabilités. Aujourd’hui, l’expérience scolaire est centrale pour les jeunes de tous milieux sociaux et si la ségrégation socio-urbaine est à la base de la ségrégation scolaire, la qualité des scolarités détermine en grande partie le type de sociabilité. Les bandes de jeunes attirent prioritairement les jeunes ayant eu une expérience scolaire négative. J’avais montré lors de ma thèse que dans le quartier étudié, si 10 % des jeunes du Réseau d’éducation prioritaire avait déjà redoublé lors de leur entrée en 6ème, c’était le cas de 33 % du public des bandes ; 1/3 des habitants de cette cité de plus de 15 ans était non-diplômés, un taux qui montait à 84% dans les bandes. Mais le plus marquant a été de constater qu’un jeune rencontré sur deux avait été démobilisé scolairement (dans l’institution mais hors activité) entre le CP et le CE2. Ce qui m’avait amené à dire qu’en amont du problème du « décrochage scolaire », il y avait un réel enjeu de « non accrochage ». Trois autres évolutions me semblent importantes à souligner : d’une part l’arrivée des drogues dès la fin des années 1970, ce qui a bouleversé le rapport à la déviance de nombreux jeunes issus des quartiers pauvres ; le durcissement de la réaction sociale avec le passage d’un traitement préventif à un traitement de plus en plus punitif des transgressions juvéniles. Enfin, l’émergence de la question raciale, notamment dans la désignation et les explications entourant la question des bandes de jeunes.

Julien Marsay 

L’espace social des bandes est la rue. Quand on enseigne dans des quartiers dits sensibles, on s’interroge sur le lien de ces bandes à un autre espace social, celui de l’école publique. Il arrive que les rivalités de la rue s’immiscent dans le collège ou le lycée ou a contrario, qu’elles s’interrompent dans l’espace scolaire, sorte de sanctuaire assez singulier. Quels liens y a-t-il entre ces différentes « scènes » que sont la rue et l’école ?

Marwan Mohammed 

Comme je l’ai souligné, il y a un lien fort entre scolarité et sociabilité. C’est en termes temporel et normatif une institution centrale par son pouvoir d’organisation des agendas biographiques, de définitions des objectifs sociaux, de structuration des identités juvéniles et des destins. L’école est donc à la fois un lieu de formation et d’expression des bandes. C’est pendant la période du collège que beaucoup de groupes de pairs se recomposent par le jeu des regroupements, des affectations et des destins scolaires. Enseigner dans les quartiers pauvres implique des contraintes particulières de ce point de vue : il faut à la fois prendre en compte les difficultés sociales et familiales de nombreux élèves et par ailleurs, il faut prendre en charge un nombre plus élevé qu’ailleurs d’élèves qui sont démobilisés ou qui luttent pour se maintenir à flot scolairement. Une partie d’entre eux aménage des voies transgressives, alternatives, déstabilisantes pour l’institution, de gestion de l’ennui, des souffrances de l’échec et surtout d’accès à une forme de reconnaissance. Les bandes de jeunes assument pleinement ces fonctions de compensation. En ce sens, l’espace scolaire est malgré lui l’espace social des bandes, du champ des réputations et les adultes, notamment les enseignants, apparaissent comme les supports d’une compétition symbolique qui les dépasse.

Julien Marsay 

On voit mal tant que l’École est ce qu’elle est, à savoir une institution qui semble plus maintenir un système de « reproduction » sociale qu’un système d’émancipation, comment elle peut agir de façon systémique contre les phénomènes d’emprise des bandes. Là-dedans, la donne sociale semble difficilement évitable. Qu’est-ce qui, aujourd’hui, selon vous, fait défaut à l’école pour lutter contre les phénomènes de « bandes » ? L’école publique actuelle peut-elle quelque chose et, si non, quelle autre école le pourrait selon vous ?

Marwan Mohammed 

C’est une vaste question et vous avez raison, la question scolaire est une question sociale et l’école un espace de lutte et de possible transformation sociale. Actuellement notre système fait plus que reproduire, il aggrave les inégalités sociales de départ. Il est donc nécessaire de repenser ses objectifs réels et son organisation concrète, en commençant par doter les villes et quartiers pauvres des mêmes moyens humains et matériels que dans les établissements où sont scolarisés les enfants des décideurs. De manière plus pragmatique, la question pour les années qui viennent est de réduire le vivier d’enfants et d’adolescents en difficulté à l’école et pour qui les conduites transgressives apportent des réponses pertinentes. J’ai en amont parlé de « non-accrochage » scolaire. Pourquoi par exemple ne pas se fixer comme objectif un suivi renforcé de tous les enfants entre la grande section et la fin du CE2 dont des fragilités sont repérées, en se disant que chacun d’entre eux doit savoir apprendre, posséder un certain nombre de mots et de compétences etc., c’est-à-dire posséder ce que les classes moyennes et supérieures transmettent à leurs enfants à travers toutes formes de stimulations. Il s’agit de sortir de cette hypocrisie qui consiste à demander à des familles de transmettre ce qu’elles n’ont pas, ce qui veut dire, penser la transformation de l’école en réfléchissant à un autre rapport au territoire, à ses usagers et aux acteurs locaux, là où c’est nécessaire.

Julien Marsay 

Vous dites préférer le mot « rivalités » à celui de « rixes », pour quelles raisons ? Pourriez-vous expliciter les enjeux de cette distinction sémantique ?

Marwan Mohammed 

Effectivement, pour paraphraser Pierre Bourdieu, je dirais que la « rixe n’est qu’un mot ». C’est un peu un mot valise, une notion fourre-tout comme celle de « violences urbaines » d’ailleurs. Pour la plupart des dictionnaires, une rixe est une confrontation violente entre deux ou plusieurs personnes, généralement accompagnée de coups et d’injures. Cela ne nous dit rien des ressorts, des finalités, de l’histoire et des formes de ces confrontations collectives. Or, celles-ci peuvent être d’ordre privé, voire un contentieux familial qui déborde dans l’espace public, d’ordre hégémonique lorsqu’il s’agit d’un enjeu de pouvoir et de domination sur un territoire, cela peut être des violences sexistes renvoyant à la domination masculine, des violences acquisitives en cas de vols en réunion, des violences de protestation adossées à une dynamique de révolte à teneur politique, des violences racistes ou altéritaires lorsque la confrontation a une base ethno-raciale ou religieuse, des violences liées à la régulation des marchés illicites, puis, ce que j’appelle plutôt des rivalités de quartier qui relèvent de violences honorifiques, des embrouilles liées à un marché des réputations. La notion de rixe contribue à vider ces différents ressorts de leur singularité et de leur complexité.

Julien Marsay 

Savez-vous, sociologiquement, pourquoi on a choisi le mot de cité qui originellement renvoie à la citoyenneté, au sens noble de polis, pour qualifier ces quartiers devenus avec le temps des lieux de relégation sociale ?

Marwan Mohammed 

Cela demande vérification, mais il me semble que l’usage contemporain du mot « cité » pour désigner les quartiers composés d’habitants de condition modeste provient de l’expression « cité ouvrière » que l’on retrouve dans de nombreux textes au XIXème siècle. Avec l’industrialisation, de nombreux ensembles résidentiels entourant ou rattachés à des bassins et des sites industriels ont été nommés de la sorte dans des rapports publics, des productions savantes ou dans la littérature. Avec la désindustrialisation et la désaffiliation sociale, on serait passé des « cités ouvrières » aux « cités » tout court, malgré les tentatives d’urbanistes et d’architecte de colorer ces lieux de qualificatifs – cités « radieuses », « jardins », etc. – qui n’ont pas résisté à la dynamique de déclin.

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