Trois mois après sa parution, Laurent Joffrin a lu Le Mythe national de Suzanne Citron. Dans Libération (27/06/2017), il en donne une interprétation discutable. Disons simplement qu’il n’a pas tout compris.
La première version du Mythe national remonte en fait à 1987. Avec 30 ans d’avance sur tout le monde, Suzanne Citron, historienne et enseignante, décortique la construction du récit qui va servir de base à l’enseignement de l’histoire pour des générations de jeunes Français, quasiment jusqu’à nos jours. Un récit principalement organisé autour d’une chronologie politique et militaire, arbitrairement sélectionnée, essentiellement nationale, une reconstruction d’un passé mythique destinée à susciter l’adhésion du public, jeune et moins jeune : « Ce que nous prenons pour « notre » histoire – écrit Suzanne Citron – résulte (…) d’une manipulation du passé par les élites au service ou à l’appui, des différents pouvoirs. Une historiographie apologétique de l’État et d’un « génie français » hors norme sous-tendait l’imaginaire national construit par la Troisième République. »
La déconstruction du mythe à laquelle l’auteure s’est attelée tout au long de ses recherches – et dont la validité est confirmée par toute l’historiographie des dernières décennies – n’est toutefois que le point de départ d’une réflexion plus large sur ce que devrait être, ce que pourrait être, l’enseignement de l’histoire en France en cette seconde décennie du 21e siècle. Suzanne Citron préconise de se référer à « un cadrage à grand maillage de l’histoire de l’humanité, relié à des séquences de courte durée concernant plus particulièrement la France, selon différentes échelles de l’espace et du temps (…) [un cadrage qui] constituerait le socle commun, la toile de fond d’un passé proposé à tous et à chacun, à différents niveaux de la scolarité. »
Une histoire de l’humanité, une histoire des hommes ? Pensez donc… Une idée qui fait manifestement horreur au directeur de Libé. Car, dit-il, ce serait « faire fi de l’intérêt légitime des occupants actuels du territoire national pour ceux qui les ont précédés. » Faut-il comprendre que, pour Joffrin, les « prédécesseurs » des Français d’aujourd’hui sont à rechercher exclusivement parmi les princes, les chefs de guerre, les « grands héros » dont l’histoire scolaire est toujours le substrat ? Mais aussi que l’identification à la nationalité française – quand même bien artificielle – devrait l’emporter sur la condition humaine ? C’est oublier que « l’histoire de France », régulièrement mise en avant dans le débat politique pour déplorer sa prétendue disparition, n’est pas celle des habitants actuels du pays, qu’ils y soient installés de longue date ou plus récemment, mais principalement celle de l’état, des régimes politiques et des classes dirigeantes alors que les hommes, les femmes, les enfants (grands oubliés de l’histoire scolaire) qui nous ont « précédés » ne sont curieusement jamais regardés comme nos prédécesseurs, puisque, pour l’essentiel, ils n’ont pas d’histoire. Ou du moins, pas d’histoire reconnue comme digne de figurer dans les programmes scolaires.
« Ce n’est pas un péché que de s’intéresser à son propre pays (…) », écrit encore Joffrin, usant ici d’une formule usée jusqu’à la corde (« son pays », « notre pays »), qui fait d’un territoire donné, auquel on se verrait obligatoirement assigné, la référence absolue, lui conférant une valeur quasi sacrée. Mais si l’histoire devait avoir pour fonction de faire naître un sentiment de solidarité, une conscience civique (ce dont on pourrait d’ailleurs discuter), pourquoi faudrait-il que ce sentiment et cette conscience n’aient pas à s’exercer au-delà du pointillé sur une carte qui borne « notre pays » ? Rien ne vient justifier, dans les programmes d’histoire, l’absence – quasi totale à l’école primaire – de toute référence au monde, à la Terre, “notre planète”, sinon l’objectif, toujours plus ou moins en filigrane, de faire naître une conscience nationale, sans qu’on s’interroge jamais sur la légitimité de cette notion. Lorsque Joffrin écrit qu’abandonner l’histoire de France conduit à « abandonner la nation aux nationalistes », il n’est guère difficile de montrer que le nationalisme se nourrit de l’histoire nationale sans laquelle il n’existerait pas.
Enfin, dans cette même tribune, Joffrin s’avance – bien imprudemment lorsque l’on connaît ses conceptions réactionnaires en la matière – sur le terrain de la pédagogie, avec ces évidences fortes de ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans une salle de classe : dépasser le cadre national, « sur le plan pédagogique, c’est se priver volontairement de l’arme du récit (…) pourtant seul capable de susciter l’attention soutenue des élèves, qu’une description laborieuse des structures économiques ou sociales se déployant dans le temps plongera à coup sûr dans un ennui profond. » Certes, les enfants adorent les histoires de chevaliers, d’Indiens et de cow boys mais c’est avoir des élèves une bien piètre estime et de l’histoire une vision bien rabougrie que d’imaginer que son enseignement devrait se réduire à la simple transmission d’un récit – qui, au demeurant, a toute sa place dans l’histoire du monde – aussi singulièrement réducteur que le récit national.
La conclusion revient à Suzanne Citron : « Repenser les modalités de prescription de l’enseignement de l’histoire dans un système scolaire souple et décentralisé, est-ce un rêve fou, politiquement incorrect ou une piste à saisir pour transformer la France ? (…) Relié au socle de la commune histoire humaine et de l’exploration de la France comme objet historique, ce rapport au passé, mélodique et polyphonique, ouvrirait sur un présent nouveau. »
Suzanne CITRON, Le mythe national, l’histoire de France revisitée, Les Editions de l’Atelier, Editions ouvrières, Paris, 2017.