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Révolutionner l’école – Entretien La Brique

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Nous reproduisons ici le début de l’entretien publié dans le n° 50 du journal La Brique, maintenant accessible en ligne sur le site du journal.

Révolutionner l’école

Grégory Chambat est enseignant en collège. Il est l’auteur de L’École des réacs-publicains (Libertalia, 2016). Irène Pereira, sociologue et philosophe, travaille à faire connaître les « pédagogies critiques » en France. Alors qu’on commémore cette année le cinquantenaire de la mort de Célestin Freinet, voyons où en sont ces pédagogies émancipatrices qui dessinent depuis longtemps les contours d’une autre école et d’une autre société.

La Brique : Pouvez-vous nous montrer la manière dont la « crise de l’école » est aujourd’hui mobilisée à droite comme à gauche de l’échiquier politique ?

Grégory Chambat : C’est au nom du « redressement de l’école de la République », après l’épisode de Mai 68, qu’ont ressurgi les débats sur l’autorité et l’identité. Depuis le milieu des années 80, l’école est devenue l’un des terrains d’intervention privilégiés de la révolution conservatrice. Cela fait donc une trentaine d’années que le retour en force de la thématique républicaine acte le renoncement à toute perspective de transformation sociale. L’école est un laboratoire pour ce néo-républicanisme dont on mesure aujourd’hui combien il a – et c’était d’ailleurs son objectif – transcendé les clivages politiques.

Salut quotidien au drapeau, port de l’uniforme obligatoire, retour de l’estrade, éloge de la patrie à travers le récit national… dans ses propositions les plus rétrogrades, la rhétorique réactionnaire habille à moindre coût des perspectives de restrictions budgétaires, dans une logique toute libérale. On peut distinguer dans cette nébuleuse trois familles de pensée. Les traditionnalistes adeptes de l’ultra-libéralisme scolaire promeuvent le chèque éducation1, un système qui acterait un financement à parité du public et du privé inédit en France depuis le régime de Vichy et l’abandon de toute perspective de « mixité sociale ». Les idéologues de l’identité, quant à eux, considèrent l’éducation nationale comme un instrument du « grand remplacement » et rêvent d’une école « de souche ». Et enfin les nationaux-républicains sont partisans du retour de l’« ordre républicain » tel qu’il était incarné dans l’école de Jules Ferry et son système de ségrégation sociale qui reposait sur deux ordres d’enseignement, publics mais totalement distincts2.

Au-delà de leurs divergences (public/privé, religieux/laïc, etc.), ces courants se retrouvent dans une même surenchère à propos de la « décadence » scolaire, déclinée à l’infini et qui serait le prélude à l’effondrement de la civilisation… « Redresser les corps, redresser les esprits pour redresser la nation », tel est par exemple le programme du collectif Racine des « enseignants patriotes », mis en place par le FN [en 2013] afin de tirer un profit électoral de cette idéologie « réac-publicaine ».

Le FN réactualise ainsi l’obsession historique de l’extrême droite française contre l’école qui a toujours fustigé l’égalité (sociale et entre les sexes), la démocratie (l’« ennemie de l’enseignement », selon l’Action française) mais aussi les enseignant.es et leurs syndicats (interdits sous Vichy).
Quant à une certaine gauche de gouvernement, avec son ralliement à l’économie de marché et au tout sécuritaire, elle n’envisage plus l’éducation comme un outil d’émancipation mais comme un fondement de l’ordre. Cette situation illustre l’hégémonie culturelle de la droite de la droite dans le champ médiatique. Il y a continuité entre le projet éducatif et le projet de société : la question pédagogique est bien un enjeu social et politique. Pour contrer cette offensive réactionnaire, il convient de ne pas lui laisser le monopole de la contestation de l’école telle qu’elle est, c’est-à-dire déjà trop inégalitaire et autoritaire. L’enjeu, pour le mouvement social, c’est de retrouver le chemin d’une éducation émancipatrice et démocratique, dans son fonctionnement comme dans ses finalités.

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La Brique : Les « pédagogies nouvelles » centrées sur la participation, l’autonomie ou la coopération des enfants ont désormais toute leur place à l’école mais restent-elles attentives à leurs objectifs initiaux de transformation sociale tels que les avait par exemple fixés Célestin Freinet ?

Irène Pereira : L’expression « pédagogies libertaires » a connu une grande dérive qui fait qu’elles ne désignent plus (sauf chez quelques auteur.es) ce qu’elles désignaient chez les militant.es anarchistes du début du XXe siècle. À l’étranger, dans le monde anglo-saxon ou latino-américain par exemple, cela semble être devenu un synonyme de déscolarisation et d’éducation non-scolaire, ou encore d’épanouissement individuel. Les « pédagogies nouvelles » ont quant à elles souffert dès le début d’ambiguïtés. La première école nouvelle en France, l’école des Roches, est ouverte en 1898 par Edmond Demolins qui propose une éducation pour les futurs entrepreneurs. Aujourd’hui, sous l’effet du nouvel esprit du capitalisme, on assiste à une confusion encore plus forte, la pédagogie entrepreneuriale n’hésitant pas à récupérer même Célestin Freinet : la chambre de commerce d’industrie de Paris l’utilise pour former au management. Mais, dans les pays de langues anglaise et ibériques, à partir des années 1980, dans la continuité de l’œuvre de Paulo Freire, s’est constitué un nouveau mouvement pédagogique, très engagé, opposé à la fois au néo-conservatisme et au néo-libéralisme. Il s’agit de la pédagogie critique. Celle-ci ne se caractérise pas avant tout par des techniques mais par une finalité : Freire considère que l’éducation nouvelle s’est contentée de révolutionner la salle de classe, alors qu’il s’agit de favoriser une prise de conscience des inégalités sociales de classe, de genre et de race qui incite à transformer la société. « La critique libératrice dans la salle de classe, nous dit Freire, va plus loin que le système d’éducation et se convertit en une critique de la société. Il n’y a pas de doute que le mouvement de l’éducation nouvelle et le mouvement progressiste, ou celui de l’école moderne, ont donné de bonnes contributions pour ce processus d’éducation, mais [leur] critique en est restée, en général, au niveau de l’école et ne s’est pas étendue à l’ensemble de la société. »

Grégory Chambat : Les questions éducatives et pédagogiques ont très longtemps été partie intégrante du projet révolutionnaire, y compris autour des barricades. La Commune de Paris a ainsi tenté d’instaurer une éducation publique, gratuite, laïque et… « intégrale », s’inspirant du programme d’enseignement de la première Internationale. C’est aussi pour contrecarrer cette éducation que le projet d’école républicaine de Jules Ferry (maire de Paris au moment du soulèvement) peut se lire et se comprendre. À l’ambition de permettre à chaque individu de se cultiver et « d’écrire un livre avec passion, avec talent, sans pour cela se croire obligé d’abandonner l’étau ou l’établi »3, la classe dirigeante va opposer une instruction axée sur les « fondamentaux » : « Lire, écrire, compter, voilà ce qu’il faut apprendre, quant au reste, cela est superflu. » (Adolphe Thiers)

Le mouvement syndical a un temps caressé l’espoir de créer ses propres écoles syndicales, au sein des Bourses du travail. Mais, à la différence d’autres pays, en Espagne par exemple avec les écoles modernes de Francisco Ferrer, c’est au cœur même de l’institution scolaire que les enseignant.es syndicalistes décident de porter leurs efforts. Ils et elles prônent une « pédagogie d’action directe », considérant que leur engagement révolutionnaire doit se manifester aussi dans leur travail pédagogique quotidien. Non pas sous la forme d’un catéchisme ou d’une propagande rouge, mais en réfléchissant aux moyens de permettre aux enfants du peuple de mieux comprendre le monde pour le changer… l’introduction de l’imprimerie à l’école par Célestin Freinet en est une illustration. Savoir produire un journal, c’est déjà un apprentissage subversif ! Lui-même syndicaliste, c’est dans l’école publique qu’il entend mener sa révolution pédagogique. Les militant.es de son mouvement ne veulent pas attendre les bras croisés la révolution (qu’ils pensent imminente) mais la préparer aussi activement dans leur classe plutôt que de rester de « paisibles conservateurs »4 en matière de pratiques pédagogiques…

En France, cette histoire marque encore aujourd’hui la situation des pédagogies qu’on pourrait qualifier de radicales ou sociales. Le travail au sein de l’éducation nationale reste pour elles une référence dans des dizaines, des centaines probablement, de classes, à l’échelle de quelques établissements publics aussi (le lycée autogéré de Paris, mais pas que). Ce contexte a permis de maintenir la flamme mais au prix parfois d’une lassitude, d’un repli et de liens de plus en plus distendus avec la perspective révolutionnaire… Au risque aussi de récupération par le pouvoir (politique ou économique). L’enjeu pour les années à venir me semble donc moins dans la lutte pour une reconnaissance officielle des pédagogies émancipatrices (réduites alors à des techniques, des outils, vidées de leur potentiel subversif) que dans leur capacité à renouer des liens avec mouvement syndical et social, à réinscrire la pédagogie dans un horizon révolutionnaire et émancipateur. C’est aussi la meilleure des réponses à apporter aux réac-publicains évoqués plus haut !

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