La seconde vie cassée des choses (et des gens)
Francis Ponge, poète du XXème siècle observait que certains objets n’étaient pas strictement limités en durée, par eux mêmes et que, telle une tasse en porcelaine, ils pouvaient tout autant durer 5 siècles, que 5 minutes. Leur durée d’existence n’est pas tant limitée de l’intérieur, que de l’extérieur sous la forme de la possibilité d’échapper à la casse et aux accidents.
Il y a tant de choses, comme cette tasse, fragile et durable à la fois. mais qu’en est il lorsque cette tasse est ébréchée ? Elle peut encore durer 5 siècles;.. mais devra toujours être ébréchée.
Echappant à sa condition de tasse toute neuve, la tasse ébréchée semble défier l’usage. Elle n’a plus peur de la casse et du temps. La crainte d’être entièrement brisée s’est évanouie au moment même où sa fragilité se révélait par cette petite brèche. Le fait de n’être plus intacte lui donne de la force et encourage son usage; elle n’a plus de raisons de rester à l’écart et à l’abri.
Nous sommes tous entourés de choses (et de personnes) qui ont eu des accidents, qui ne sont plus telles qu’elles étaient à l’origine, qui ont dévoilé leur faiblesse et qui, du même coup, dévoilent aussi leur force et résistance. Elles durent.
Toutes cassées qu’elles sont , elles sont là. Elles tiennent à leur manière et contribuent à tenir l’environnement et le Monde. Elles ont une seconde vie, cassée certes, mais durable.
Ne sommes nous pas comme ces tasses, à la fois fragiles, ébréchées et potentiellement durables? Ne faisons nous pas la preuve par nos accidents, nos difficultés, nos traumas, parfois que la fragilité n’est pas faiblesse ?
Nous durons tout autant et aussi bien que les objets neufs.[bleu] Avec cet avantage: nous, nous avons rencontré l’accident, le réel, et la vie.[/bleu]
[rouge]La pédagogie sociale est une pédagogie qui n’envisage pas la cassure, la rupture de ses acteurs, comme des faiblesses, des manques, des inadaptations, mais au contraire, comme des forces.[/rouge]
Les enfants qui peuplent nos ateliers ont eu souvent eu un vécu très dur. Leur fragilité a éclaté et ils en portent quelques traces: ils en sont d’autant plus forts.
Ainsi , nous ne travaillons pas avec des décrocheurs, des précaires, des exclus, mais avec des survivants, des guerriers éprouvés et garantis par la vie. Nous sommes nous mêmes, bien entendu, de même nature.
Ce qui compte, dans cette seconde vie c’est d’en être les auteurs. D’apprendre à lire et reconnaître notre histoire commune dans ses lézardes et traces de vie. Découvrir ensemble nos fragilités, ce qui fonde notre interdépendance, notre nécessité d’être ensemble.
Et découvrir dans le même mouvement, notre résistance, notre force acquise à se frotter aux choses et aux gens.