On pourrait paraphraser Lucien Bonnafé et dire qu’une société se juge à sa manière de traiter la délinquance des jeunes. De la même façon que pour la psychiatrie dans son rapport à la folie, la vocation du travail social est de maintenir une ouverture du côté de l’humanisation et non de la répression et de l’enfermement. Aujourd’hui s’opère un déplacement de la réponse éducative du côté du tout répressif en écho à une idéologie sécuritaire toujours plus envahissante. Cette orientation rompt progressivement avec la philosophie de la loi de 1945, élaborée à une époque où le phénomène de la délinquance était à son apogée, au sortir de la guerre.
Comme le rappelait Jean Claude Guillebaud dans son livre La refondation du monde, il ne s’agit plus d’intégrer à une norme commune mais d’éliminer prioritairement la menace incarnée par un éventuel coupable. La manière dont on traite les problèmes de comportement des mineurs reflète l’emprise du phénomène de judiciarisation. Le rappel et la confrontation à la loi s’effectuent de plus en plus jeune. Un vol de jouet commis par un enfant de huit ans peut entrainer une procédure en justice ainsi que le prélèvement de ses empreintes génétiques en vue d’un fichage, un tel acte constituerait les prémices d’une évolution vers la délinquance. Dans le même sens, le refus de certains enfants de faire une minute de silence (ou leurs provocations) à l’école après les évènements dramatiques de « Charlie », n’exprimerait-t-il pas une forme de caution du terrorisme ? On voit se profiler un changement profond du regard que l’on porte sur l’enfance et l’adolescence et une dérive inquiétante concernant le traitement des incivilités et des petits dérèglements propres à cette période de la vie. L’appel à la loi et à la sanction de plus en plus tôt marque en effet les limites de l’action éducative. Cette évolution manifeste s’effectue au détriment d’une écoute et d’une prise en compte de l’enfant en tant que sujet. Les conséquences n’en sont pas moindres car l’auteur de la menace, du délit ou de la violence n’est plus entendu dans un lien à l’autre, crédité d‘un sens ou produit d’une histoire individuelle et sociale, mais comme fauteur de trouble dont le comportement devra être réprimé, redressé ou médicalisé. C’est aujourd’hui un véritable changement de perspective qui nous a fait glisser rapidement vers un programme de gestion des risques et un système technique de surveillance dont l’appel à la loi et à l’enfermement viennent en lieu et place d’un travail éducatif qui intégrait la dimension du symptôme, de la folie et du passage à l’acte comme l’expression et la limite de notre condition humaine.
Pourrais-t-on imaginer aujourd’hui tourner le dos à l’ordonnance de 1945, refuser le principe humanisant qui consiste à faire prévaloir l’éducation et la prévention sur la répression et l’enfermement. Néanmoins c’est ce qui se dessine actuellement en grand renfort de médiatisation avec la multiplication des centres fermés ou la rééducation prend l’allure de nouveau d’un redressement des conduites dans le cadre de structures rigides dans lesquelles la problématique du sujet délinquant n’est pas prise en compte.
Une grande majorité des enfants et des adolescents en devenir de délinquance n’ont pas tant besoin de structures rigides que de pouvoir nouer des relations structurantes avec des adultes capables de s’engager dans la durée, de supporter et de contenir leur négativité, leur agressivité, voire leur violence afin de leur permettre de reconstruire une autre image d’eux-mêmes. Ce n’est pas l’intériorisation des règles qui est efficace mais le travail subjectif qu’ils sont amenés à effectuer avec le support des adultes, à condition que ces derniers soient bien disposés vis à vis d’eux eu égard au transfert des relations d’amour et de haine et capables de soutenir et d’accompagner un processus de re-narcissisation et de transformation psychique et sociale. L’enfant ou l’adolescent qui manifeste des tendances antisociales et qui arrache les personnes de son entourage à leur quiétude est un sujet en souffrance. Il faut l’aider à se réconcilier d’abord avec lui-même pour qu’il arrive ensuite à sa manière à se réconcilier avec le monde qui l’entoure au lieu de l’attaquer et le détruire en pure perte.
Telle fut l’éthique qui a présidé pendant une trentaine d’années au CFDJ de Vitry (foyer de l’éducation surveillée) sous la direction de Joe Finder. La structure du foyer était régie par une constitution à laquelle le jeune adhérait, une constitution proche de l’esprit de Janus Korczak (et des fondateurs des républiques d’enfants), qui n’impose pas seulement des contraintes et des devoirs mais donne aussi des droits démocratiques. Les jeunes disposaient de moyens, toutes sortes de moyens et de médiations (réunions, jeux psychodramatiques, radio, photos, cinéma, etc.) pour se faire entendre, pour faire des propositions et être des acteurs à part entière de la vie quotidienne de l’institution. L’équipe éducative va inventer également des outils thérapeutiques (sociodrame) pour que les adolescents puissent expérimenter leur propre capacité d’expression et d’élaboration de leurs conflits intérieurs. Le foyer a fermé ses portes en 1983, confronté aux problèmes nouveaux de l’apparition massive de la drogue et de son trafic chez les jeunes les plus vulnérables dans un lieu aussi ouvert et perméable à la cité.
De mon point de vue, raconte un ancien éducateur du foyer, « un évènement dramatique est survenu en 1980, au moment où l’instauration de la majorité à dix-huit ans était déjà venue déstabiliser les traditions du foyer. Un jour d’hiver, un très jeune garçon qui était en instance d’être admis au foyer a été tué dans une cave d’un coup de pistolet par un policier. Je me suis dit que, si les policiers se mettaient à tirer sur les gars qui n’avaient même pas fini de grandir, c’était le commencement de la fin. A mon avis, on ne peut pas appliquer la pédagogie qui avait fait ses preuves à VITRY depuis trente ans dans un contexte social où un policier peut impunément abattre un enfant de quatorze ans désarmé. Les drogues illicites et la perversité des relations induites par le « deal » ont sans doute, elles aussi, compliqué le travail de rééducation ».
Une société qui ne proposerait que des solutions policières ou des solutions d’enfermement pour résoudre des problèmes de délinquance ou de déviance qu’elle a en partie contribué à fabriquer serait une société totalitaire fondée sur la méconnaissance et non sur le respect de l’humain en devenir.
ROMUALD AVET
Tuez-les tous… et vis enfants avec ! Histoire d’un foyer de semi-liberté de 1950 à 1983 par ceux qui l’ont vécue, Jean Caude Walfisz, Editions jeunesse et droit 2007.