Comme vous, j’ai été effondrée quand j’ai appris l’attentat à Charlie Hebdo et les
meurtres. J’étais au lycée où je suis enseignante ; quelqu’un en a parlé. J’ai entendu l’information sans la prendre en compte. Sans doute, une forme de déni qui m’a permis de donner mes cours dans la journée, comme si rien ne s’était passé.
Durant la pause, les élèves ont évoqué un attentat dans un journal. Après les cours, j’ai consulté mes mails sur mon téléphone ; alors, j’ai ressenti l’effroi, la peine, la colère. J’ai rejoint la rassemblement sur la place de la République : besoin de ne pas être seule, de partager la peine mais aussi la colère, même avec des inconnus ; bref, être en communion.
Charlie Hebdo et ses journalistes, caricaturistes, m’ont accompagnée, m’ont fait rire. Parfois, J’estimais que telle ou telle caricature n’était pas opportune dans le contexte du moment, mais je ne peux concevoir une autocensure.
Bien sûr, il y a un choc émotionnel, conséquence de la perte brutale de ces êtres et de l’horreur du massacre. Je suis en deuil et comme en sidération, ce qui peut paraître paradoxal, ne connaissant pas ces humains et n’ayant pas été sur les lieux de l’attentat.
Beaucoup de personnes ressentent des émotions similaires, car, d’une certaine façon, ces humains faisaient partie de leur vie et parce que l’attentat a eu un effet traumatique. Sans doute, cela explique-t-il, en partie, la participation de compagnons anarchistes à la marche de dimanche appelée par le gouvernement, qui s’est permis de spolier l’appel des associations. La présence à cette marche de chefs d’États qui font fi de la liberté d’expression m’apparaît comme une injure envers les morts, une duperie et une manipulation de plus. Ils doivent peut-être rire jaune ces caricaturistes, face à « l’élan patriotique », eux qui ont été si peu soutenus lors des diverses attaques contre leur journal.
N’est-il pas contradictoire d’affirmer que les conflits du Moyen-Orient ne doivent pas être importés en France et cautionner la présence de Netanyahou, Premier ministre d’Israël, à la synagogue des Victoires ?
Après l’attentat à Charlie Hebdo, il y a eu la prise d’otages dans le magasin Hyper Cacher, porte de Vincennes, et un nouveau massacre. Tuer des juifs, sous prétexte d’endosser la cause palestinienne, alors même qu’ainsi on la dessert en incitant au départ vers Israël, signifie, bien évidemment, une haine profonde de l’autre, un antisémitisme virulent. Une telle identification à une cause nous laisse perplexe, nous interroge.
Pourquoi donc tous ces jeunes, qui veulent défendre les Palestiniens, ne cherchent-ils pas à se rendre en Palestine pour participer à la défense de la terre, aux récoltes ou à d’autres actions aux côtés de ceux dont ils disent embrasser la cause ?
Longtemps responsable de formation auprès de futurs travailleurs sociaux, j’ai
constaté avec inquiétude, au cours des années, que de futurs travailleurs sociaux mettaient de plus en plus en avant leurs origines culturelles, leur appartenance religieuse, et ce de manière excluante. Des étudiants pensaient que Dieudonné les représentait. Durant l’affaire Merah, certains disaient comprendre, car « quand même, les juifs, ils ont l’argent, c’est eux qui décident ». « Ils soutiennent les massacres de Palestiniens. »
Alors que je leur disais que tous les juifs ne sont pas riches, qu’ils ne sont pas
tous des décideurs, donnant pour exemple les cités de Sarcelles, le silence s’instaurait dans la classe. Puis un étudiant lançait : « Oui, mais il y a un lobby juif, y a qu’à voir avec la Palestine. » Difficile de contre-argumenter quand les gouvernements, de droite comme de gauche, flirtent avec le CRIF, sorte de porte-parole, en France, des gouvernements israéliens. Autre vecteur d’antisémitisme, le sentiment d’injustice face à l’importance de la mise en avant de l’holocauste, ressentie comme exagérée, comparée à la manière dont l’esclavage est évoqué, ou le colonialisme. Ils sont, toutefois, réceptifs au fait que les descendants ont aussi leur part de responsabilité dans le manque de diffusion de la mémoire historique.
Aucun doute que ce sentiment d’injustice est exacerbé, voire, même, s’explique,
en partie, parce que nombre de ces étudiants viennent des cités et se vivent comme discriminés, habitant dans des quartiers de relégation. Il est nécessaire de reconnaître que c’est une réalité, mais qu’ils ont le choix de se situer comme victime ou relever le défi en se formant, en s’instruisant, en forçant les portes.
Quoiqu’il en soit, destinés à devenir éducateurs spécialisés, leurs positions sont
bien inquiétantes. D’une manière ou d’une autre, ils vont les véhiculer, les transmettre.
Or, nous savons que ceux qui partagent ces idées sont susceptibles de s’embrigader dans une organisation djihadiste ou passer à l’acte seuls. Personne ne se préoccupe, dans les centres de formation, de ce profil d’étudiant : l’essentiel est « de faire le plein », remplir les classes. D’ailleurs, le sujet est tabou.
Actuellement enseignante auprès d’élèves en bac professionnel, dans une filière
sociale, je retrouve cette même problématique avec des jeunes en grandes difficultés
sociales et scolaires, ne maîtrisant pas la langue – bien que nés ici –, manquant d’un
large vocabulaire de base. Comment se fait-il que des élèves arrivent en lycée avec de telles lacunes ? Et que dire du manque élémentaire, pour certains, d’un simple savoir être ?
Demander, voire exiger des professeurs de combler toutes ces lacunes, alors que ces élèves ont entre 16 et 19 ans, c’est leur assigner une mission quasi impossible à réaliser. Tant d’enseignants se sentent déjà bien impuissants. En outre, cette mission ne relève-t-elle pas d’une confusion entre éducation et enseignement ?
Comment s’exprimer, comment penser quand on n’a pas les mots ? Ces adolescents ne sont pas « outillés » pour prendre de la distance. Le savoir est une arme pour se défendre, pour réfléchir avant d’agir ; ils sont démunis. Ils en ont conscience, mais leur crainte de l’échec est aussi un frein aux apprentissages.
Ils sont, par conséquent, particulièrement sensibles au discours sur les boucs
émissaires juifs, cause de tous leurs maux.
Comment ne pas faire le lien entre les émeutes de 2005, expression d’une rage
contre la société, le système, qui éclate en violence tous azimuts, et les sentiments de haine, s’expliquant par un ressenti justifié de domination et d’exclusion qui ne trouve pas de support idéologique pour se projeter dans une autre société ? Pas d’idéologie, cela signifie aussi pas d’espérance. Pour restaurer leur image, ces jeunes font souvent preuve de chauvinisme ; Ils revendiquent, avec virulence et véhémence, l’origine de leurs parents. Beaucoup refusent de se définir comme Français, bien qu’en ayant la nationalité ; ils survalorisent le pays de leurs aînés, toujours meilleur que les autres. Ils n’en connaissent que ce que les plus anciens leur en disent. Ils se le représentent à travers leur séjour en vacances. C’est dans ce contexte que les élèves réagissent aux tueries à Charlie Hebdo et dans le magasin casher. Les enseignants sont incités à professer la laïcité, à rappeler « les valeurs de la République ». Or, s’il est utile de rappeler le contexte français, il faut prendre en compte que les leçons de morale sont, en général, rejetées par les adolescents. Je pense donc qu’il est préférable de faire appel à leur intelligence (manquer de vocabulaire ne facilite pas la réflexion, mais ne la rend pas impossible).
La difficulté est de les amener à s’interroger, à semer le doute dans leurs opinions
afin qu’ils puissent, peu à peu, élaborer une pensée. Mais les enseignants, habitués à
transmettre des savoirs, pour la plupart, n’engagent pas à la réflexion, au questionne-ment. Ils ne sont pas formés à cela, à l’exception des professeurs de philosophie, de sociologie. Bien sûr, certains, grâce à leur conception du métier et à des dispositions personnelles, favorisent des démarches réflexives. Ils sont peu nombreux.
De plus, dans un rapport où l’élève doit écouter et le professeur parler, parce que
l’on part du postulat qu’il a le savoir, ce dernier est rarement à l‘écoute des élèves. Dans l’institution éducative, donner la parole aux élèves est rare. Et ceci davantage dans les classes de bac professionnel où l’on craint les débordements.
Et pourtant, confrontés aux derniers événements, les élèves ont besoin de parler.
Ils sont touchés ou ils ont, surtout, peur des amalgames. Ils ont aussi besoin d’être éclairés. Leur donner la parole, il est vrai, n’est pas aisé. J’ai fait ce choix en imposant un cadre : utiliser un vocabulaire adapté à la classe ; chacun prend la parole à tour de rôle ; chacun écoute ce que dit l’autre. Puis, quand chacun s’est exprimé, chacun peut dire pourquoi il n’est pas d’accord avec les propos de l’un ou l’autre. Le temps consacré à ces prises de parole est limité. À la fin, je réagis à leur propos sans être interrompue. Des élèves ont manifesté leur tristesse des tueries, d’autres ont surtout évoqué leur sentiment d’être offensés, comme musulmans, par des dessins. Ils ont dénoncé le blasphème qui, selon eux, devrait être interdit : « Oui mais, quand même, ils ont blasphémé, alors… », « Ils l’ont bien cherché. » « Ces dessins montrent qu’ils sont racistes. » « Les dessins sont choquants. » Tous ont exprimé leur crainte que les musulmans soient mal vus, amalgamés aux tueurs et que cela se retourne contre eux.
À propos de la tuerie dans le magasin cacher, certains disent que les juifs tuent
les Palestiniens, que personne ne dit rien parce que ces derniers sont musulmans.
J’ai rappelé qu’en France nous sommes libres de nous exprimer, mais que la liberté d’expression a ses limites : l’incitation à la violence, à la haine, les propos racistes. Il est difficile d’expliquer que rire d’une religion, ce n’est pas considérer le croyant comme inférieur.
J’ai demandé aux élèves de réfléchir sur la question du blasphème. « Peut-on dire
que quelqu’un qui n’est pas croyant blasphème ? » « N’est-ce pas les tueurs qui se revendiquent de l’islam qui donnent une mauvaise image de la religion ? » « Est-ce courageux de s’en prendre à des gens qui ne peuvent pas se défendre ? » « Les tueurs ont-ils pensé aux conséquences pour les musulmans vivant en France ? »
Plutôt que de leur faire part de mes connaissances, je les ai invités à regarder sur
internet si des juifs soutenaient, aidaient, défendaient des Palestiniens.
Je leur ai demandé s’il était précisé dans une religion que, parce que l’on est choqué, on a le droit de tuer. Après quelques secondes de silence, une élève a dit : « Ah bah
non, Madame, en islam on ne dit pas cela. » Tous les élèves ont approuvé et sont partis sur cette réflexion.
Je ne sais pas si ma manière de faire aura des effets. J’essaye de semer quelques
graines de doute, de réflexion, de susciter quelques perturbations.
La plus grande difficulté, me semble-t-il, est que par nos dires, nos suggestions, la
réflexion que nous tentons de provoquer, nous allons à l’encontre de ce que leur inculquent leurs parents. Et bien qu’adolescents en opposition avec l’autorité, ils ne sont pas prêts à cette remise en cause ; d’une part, par identification identitaire, d’autre part, parce qu’ils n’acceptent pas que nous remettions en question ainsi leurs parents, qui apparaissent comme ignorants. Ainsi, à propos du « lobby juif », j’ai maintes fois entendu : « Mes parents me l’ont dit, ils savent ce qu’ils disent. »
En outre, il est bien compliqué de connaître l’impact des lectures sur Internet,
avec une propagande qui s’infiltre sur les lieux de prière, dans des centres sportifs ou
des lieux d’animation.Tant qu’une partie de la population se vivra au ban de la société, oubliée, négligée, à l’écart, sans perspective pour envisager l’avenir, dans un contexte d’amplification de propos et d’actes racistes ou islamophobes, aucune évolution globale ne me paraît envisageable. Les restrictions budgétaires des associations, consécutives à la baisse des subventions, vont encore aggraver la situation.
Et nous, anarchistes, n’avons-nous pas aussi une part de responsabilité ?
N’avons-nous pas déserté ces fameux quartiers ?
Agnès Pavlowsky