Pour accompagner la sortie de Jojo le pirate, premier titre jeunesse des éditions Libertalia, nous vous proposons un entretien avec Charlotte Dugrand et Bruno Bartkowiak, les deux auteurs.
Charlotte Dugrand – Cet album pour enfants est clairement lié à l’âge de mes enfants, qui ont respectivement 5 et 2 ans. C’est pour cela que l’histoire de Jojo le pirate est destinée à cette tranche d’âge. Le personnage est né des différentes histoires que je leur raconte le soir. La piraterie étant un thème central des éditions Libertalia, il nous a semblé naturel d’en faire aussi une histoire pour enfants. Les valeurs qu’ils partagent et véhiculent sont celles que l’on veut aussi inculquer à nos enfants : le partage, l’autogestion, le libre arbitre, etc. C’est aussi une façon « d’armer » les esprits et ne pas laisser trop de place à Oui-Oui et Mickey…
Quant à la chanson, c’est un clin d’œil aux parents, qui fatalement doivent la chanter à la fin. Tout le monde connaît l’air des Copains d’abord, c’est donc plus facile ! Les paroles sont un mélange de références, dont If the kids are united de Sham 69.
QdC – Le thème des pirates qui irrigue les éditions Libertalia (y compris son nom) avec plusieurs titres de Defoe (que l’on ne présente pas !) et de Rediker (historien états-Unien des pirates et du prolétariat maritime) est-il venu spontanément ou est-ce une référence intellectuelle à laquelle tu tiens ?
C. D. – Les pirates se sont aussi imposés car c’est un thème très cher aux enfants, garçons et filles, de cette tranche d’âge, donc à nos enfants aussi. Souvent, ils sont représentés comme « les méchants », qui attaquent les bateaux de la bonne marine marchande ! Nous avons délibérément donné à Jojo le pirate un profil de « gueule cassée » qui fait sourire les enfants. Mon fils m’a dit qu’il ressemblait à une « vieille patate » ! Nous avons demandé à Marcus Rediker de faire une petite introduction, destinée aux enfants, mais aussi aux parents. Il donne un avant-goût des valeurs que nous tenons à défendre.
QdC – La dimension éducative des notions de solidarité et de partage ne sont pas des comportements innés. Quel est ton point de vue en ce qui concerne l’éducation (l’apprentissage de ces notions) et la littérature enfantine (le plaisir d’une histoire qui touche les enfants) ? Tu fais dire à Jojo « Tu dois apprendre à partager »
C. D. – Je crois énormément au pouvoir des livres et des histoires plus généralement. Lorsqu’on lit des histoires aux enfants avant le coucher par exemple, c’est un temps calme, une habitude qui fait que les enfants sont très réceptifs, ils écoutent vraiment et peuvent de ce fait réfléchir à ce qu’on est en train de leur dire. Ces notions de solidarité et de partage sont centrales dans l’éducation que nous voulons donner à nos enfants. Pour Jojo le pirate, le texte est basique, clair et sans métaphore, car les enfants de cet âge, surtout vers 2-3 ans, ont besoin de notions claires pour bien les assimiler. J’aimerais beaucoup que les autres livres suivent l’évolution de nos enfants, se complexifient et laissent plus de place à l’imaginaire.
QdC – Les cinq personnages sont des animaux peu ou pas sexués. Cependant, Capitaine Cocotte et Gigi peuvent être repérés comme des figures féminines ? Est-ce voulu ?
Bruno Bartkowiak – Il y a une volonté qui va au-delà de la seule question du genre. Cette volonté est avant tout graphique, ce sont d’abord des choix esthétiques. Mais comme la fin est contenue dans les moyens, le choix de la forme en art est aussi une prise de position.
Il y a une volonté de diversité de formes, de couleurs, de dimensions. Cette diversité fait que l’ensemble est un tout cohérent et ne peut être que par la globalité de ses composantes ; et inversement, chaque élément n’est qu’en rapport avec les autres. Il y a donc une unité, une cohérence résultant de cette diversité.
Cette diversité permet aussi une meilleure identification du lecteur à un ou plusieurs personnages. Il pourra y trouver des espaces à investir : le dessin n’est pas directif, il n’y a pas plus de garçon que de fille, pas plus d’adulte que d’enfant, etc. C’est à chacun de compléter les propositions multiples qu’offre le dessin. Le dessin n’est pas directif mais n’est pas neutre pour autant. C’est un équilibre entre soutenir la narration, porter un scénario, défendre une idée, dire un point de vue, et permettre l’investissement du lecteur, la réappropriation, l’identification — investissement qui rendra la narration d’autant plus consistante et écoutée : vécue.
C’est toi qui a vu des figures féminines dans Capitaine Cocotte et Gigi, c’est ta version du livre ; elle t’est propre et est certainement différente d’autres, mais elle n’en est pas moins juste et réelle.
QdC – Est-ce que vous avez travaillé dès le départ sur un projet commun ou est-ce que tu as illustré après coup ?
B. B. – Nous avons veillé à ce que chacun puisse être libre et maître de sa partie, pas d’ingérence artistique. Il y a eu cependant de multiples croisements tout le long du processus. Le projet a été initié par Charlotte, qui a fait une première version du texte. J’ai commencé quelques recherches avec le premier choix des personnages en animaux — là aussi pour une plus grand possibilité d’investissement du lecteur. Ça s’est ensuite fait naturellement, avec des ajustements dans le texte mais pour des questions techniques (découpages, mise en scène, etc.).
QdC – Tu es le graphiste des éditions Libertalia et tu réalises aussi de nombreuses illustrations. Est-ce que travailler pour de très jeunes enfants t’a demandé une réflexion et un travail particulier ? Dans un entretien que tu as donné à Questions de classe(s), tu te réfères à tes deux grandes influences, le Constructivisme russe et le langage signalétique. Dans ton album, on est à la fois proche de ton travail habituel (les aplats, les formes simples) et dans une approche plus colorée et descriptive avec des personnages bien caractérisés.
B. B. – On est dans la même démarche, comme on vient d’en discuter dans une des questions précédentes. Mes illustrations sont des propositions. L’art est une question, jamais une réponse. Mais poser la question est la seule façon de pouvoir trouver (inventer) une réponse. Ce sont des espaces à investir.
Pour Jojo le pirate, il y a eu le souci important de la lisibilité ; La question principale et dans une nouvelle forme a été celle-ci. Et puis on est là pour moi dans une narration plus directe qu’habituellement.
Il est clair que la démarche est la même, et surtout, il n’était absolument pas question de simplifier (édulcorer) le parti pris, la poétique qui est au cœur de mon travail quand il s’adresse aux « adultes ». Éviter l’approche du « Si j’avais su que c’était si bête, j’aurais amené les enfants ! » qu’aurait entendu Cocteau à la première de Parade.
Il y avait par contre un besoin d’accessibilité. Si l’intention et la prise de position artistique étaient claires dès le départ, sa traduction graphique — l’équilibre — a été une exploration évoluant tout le long de la réalisation de l’ouvrage. Exploration qui est à continuer et à approfondir, dans le prochain Jojo !
QdC – Avez-vous d’autres projets pour les enfants ?
C. D. – Nous allons continuer les aventures de Jojo le pirate. Mais nous recevons aussi quelques propositions, et je vais les regarder de près. J’aimerais beaucoup continuer à développer la littérature jeunesse, même si Libertalia n’est pas « repérée » pour faire ce genre de choses. Les libraires jeunesse, par exemple, ne nous connaissent pas. Mais petit à petit, nous arriverons peut-être à nous faire connaître. Nous tirons les enseignements de ce premier album pour enfants. Nous savons que nous avons des choses à améliorer et c’est ce que nous allons faire dans les suivants. Mais nous sommes vraiment contents d’avoir réalisé de ce premier ouvrage. Longue vie à Jojo le pirate !
Propos recueillis par François Spinner
Charlotte Dugrand et Bruno Bartkowiak, Jojo le pirate partage le butin, Libertalia, 2015, 32 p., 13 €.
Public : 3-5 ans
La page de présentation chez Libertalia