J’ai publié il y a peu sur le site Questions de Classe(s) un billet d’humeur sur ma rentrée qui se faisait comme dans 99% des cas dans une classe à simple niveau (le terme simple annoncerait-il qu’on fera fi de la complexité des individus et des situations qu’on rencontrera?).
C’est par ici: http://www.questionsdeclasses.org/?Tous-pareil-tous-en-rang-par
J’ai reçu le commentaire suivant:
[bleu]“Bonjour,
Juste une objection : Cela va contrela sacro-sainte égalité que pronent tous les instits de gauche … De ce point de vue, je partge votre avis.
Cependant, je ne partage pas du tout votre position que l’acte éducatif en milieu scolaire n’est clairement pas, pour reprendre Rancière, un processus de développement du savoir lui-même mais un processus de remplacement de l’ignorance de l’enfant par le savoir du maître.
On les connaît ces pédagogistes qui veulent révéler la connaissance immanente de l’enfant. Sauf que les tables de multiplication ne sont pas innées. Et du coup votre non-dit intellectuel est, comme Peillon, qu’il faut _arracher_ l’enfant à tous les déterminismes et qu’on aura encore un enfant (ca nie Aristote et son « animal politique »). C’est en fait la thèse « humaniste » qui croit en l’existence de l’Homme. je ne crois pas en un tel essentialisme.Et ceux qui ont cru que l’Homme existait, indépendamment de toute société,classe, … ont toujours mal fini. En totalitarisme. Mais pour moi c’est justement si on prend l’enfant _tel qu’il est_ et qu’on l’ouvre à des humanités (et non à la communication moderne qu’attend tellement notre société du spectacle), qu’on en fera un citoyen qui ne sera pas là pour ’adapter au monde tel que _nous_ pensons qu’il sera (ou devra être ?), mais qui envisagera de faire le monde”[/bleu]
J’ai eu l’impression d’être embarqué dans un débat qui n’est pas le mien et qui aurait pour équivalent en Anatomie humaine un débat pour savoir si il serait préférable de vivre sans le rein droit ou sans le rein gauche.
Mon point de vue sur ce commentaire:
Non les tables de multiplication ne sont pas innées en effet mais ce qui est sûr c’est qu’un enfant qui les aura apprises sans s’en être approprié le sens ne saura pas en faire quelque chose dans sa vie. Les 1è fois où l’on donne un problème multiplicatif complexe par exemple des CE2 du type “3 cahiers à 12€ pièce et 4 livres à 24€ pièce vous pourrez être sûr que vous obtiendrez un grand nombre de 3+12+4+24 ou 3x12x4x24” etc… y compris de la part d’enfants qui connaissent par cœur les tables. C’est une chose de savoir que 4×8=32 c’en est une autre bien supérieure d’amener un enfant qui résoudrait 8+8+8+8=32 à lui annoncer qu’en math il existe un code qui dit que 4×8 c’est l’addition du nombre 8, 4 fois. L’enfant ne construit pas une mathématique ex nihilo il prend conscience qu’en lui existe en germe les éléments des mathématiques officielles… non par magie mais parce qu’en tant que membre de l’humanité à part entière il a été “façonné” et traversé par des réalités auxquelles d’autres ont trouvé des éléments de réponse qui peuvent l’intéresser. Le corpus de connaissance mis à sa disposition n’apparaît donc plus comme une contrainte dont il serait plus ou moins consciemment tenté de s’affranchir mais comme quelque chose qui viendrait au secours de ses intuitions.
Selon le principe de Kant qui énonce que “l’intuition sans concept est aveugle et le concept sans intuition est vide” je pense qu’il faut sortir du faux débat “tâtonnement” ou “transmission” qui ne peut produire que de fausses réponses (“l’enfant est le démiurge de son propre monde” vs “l’enfant n’apprend qu’en ne se soumettant aux vérités révélés par ses aînés”). Je ne pense pas que la pédagogie Freinet (en tout cas de ce que je crois en avoir compris) que j’apprécie plus particulièrement ait un jour prôné l’intuition pure au mépris du patrimoine culturel et scientifique humain, je pense juste qu’un concept ne peut traverser l’esprit humain que si il vient mettre en forme une intuition. Et à mon avis le pari que fait la pédagogie Freinet c’est celui de faire fleurir et se développer l’intuition des choses intellectuelles pour donner un sens aux concepts issus des sciences, de la langue, de la philosophie, des mathématiques etc… Cela vaut à mon avis mieux que de s’enfermer dans la dualité artificielle décrite juste avant en proposant de remplacer l’aveugle intuition sans concept par le vide du concept sans intuition bref en s’escrimant pour privilégier le néant à la cécité.
On pourra toujours convoquer pour me contredire telle ou telle dérive de telle ou telle expérience se réclamant de la pédagogie Freinet mais cela ne pourra revêtir un caractère objectif ou sincère que si on évoque en face les dérives issues de la pédagogie plus classique basée sur les principes de transmission et de répétition; j’ai eu parfois des instites folles, sans vie, incapable de transmettre autre chose que de l’ennui et bizarrement ça n’a pas occasionné de remise en cause des pédagogies traditionnelles dominantes basées sur le principe “énonciation d’une règle par une leçon magistrale” (parfois précédée pour masquer le caractère “cheveu sur la soupe” de la manoeuvre d’une “mise en situation de pas plus de 5 minutes) suivie d’exercices d’application et qui reste de très loin la pédagogie dominante même si une certaine presse et une certaine classe politique qui n’a jamais vraiment mis les pieds dans l’école à l’âge adulte se persuade que les pédagogies alternatives ont pris le pouvoir. La logique dominante quel que soit le domaine ne s’excuse jamais et ne pardonne rien à ses opposants. Pour vous en convaincre imaginez une seule seconde les débats nauséabonds et les cabales orchestrées si Francis Heaulme avait été Rrom ou Émile Louis musulman pratiquant.
Sinon je comprends la nécessité dont tu parles pour les enfants et au-delà pour tout être humain de comprendre le monde dans lequel ils vivent mais celui qui s’acharne à tirer des lois le fait justement parce qu’il ne veut pas se soumettre ad vitam eternam au monde auquel il appartient et qui le contraint et qu’au contraire il se donne pour projet de le comprendre pour le dépasser. C’est ainsi que contre la nature des choses telle qu’elle s’est imposée à l’être humain, celui-ci vole dans les airs, navigue sur les océans et en explore le fond, se défie de certaines maladies, parle, lit, va au cinéma etc… alors qu’à l’origine la nature ne lui reconnaissait pas ces qualités. Ce que tu sembles appeler soumission ressemble pour moi davantage à un acte de rébellion. Heureusement que les êtres humains ne se contentent pas toujours de répéter ce que savent leurs ancêtres mais décident parfois de faire confiance à leur intuition pour aller au-delà.
Amar