Dans le cadre de mon travail avec le Cuse (Collectif Une seule école*), j’ai lu le n°65-1 de la revue Spirale – Revue de recherches en éducation, consacré à une thématique essentielle pour la construction d’une école qui soit inconditionnellement accessible à tou·tes les élèves : « Former des enseignants inclusifs. Perspectives comparatistes internationales ».
En observant le travail et la formation des enseignant·es en France, au Brésil, au Québec, en Espagne, au Japon, en Guadeloupe, en Italie, en Belgique ou encore en Suisse, les différent·es autrices et auteurs de la revue questionnent la cohérence entre l’aspiration internationale à une école et une société inclusives et les réalités du terrain, notamment dans la formation des enseignant·es.
Même si on peut regretter l’absence d’élargissement à l’ensemble des personnels de l’éducation, tout autant concerné·es par l’inclusion, ces articles sont riches d’enseignements et de pistes pour nos propres pratiques et formations, dès aujourd’hui, sans attendre que le ministère daigne injecter les moyens nécessaires pour une école publique à la hauteur de la jeunesse, moyens pour lesquels, en parallèle, nous continuons à nous battre en tant que personnels de l’éducation, personnes concernées par le handicap, syndicalistes et/ou parents.
De fait, la présentation du numéro par Cui Bian et Régis Malet commence par reposer le cadre fondamental dans lequel l’inclusion s’inscrit : « l’inclusion prend place dans un programme global de justice sociale soutenu par les politiques transnationales de promotion des Droits des enfants (la Convention des Nations Unies sur les Droits de l’enfant, 1989), jugées prioritaires par les grandes organisations internationales. […] Ce mouvement global promeut en effet l’idée selon laquelle les enseignants ont vocation à devenir, au-delà de leur mission de transmission de savoirs et de biens culturels, des agents clés de changement dans le sens de l’inclusion et de la justice sociale, et doivent être équipés en conséquence d’une telle ambition, en particulier dans des contextes éducatifs et sociaux dans lesquels le lien social par l’école se délite et les inégalités sociales s’aggravent. »
Cette mise au point est essentielle et rappelle à quel point nous devrions être fièr·es de porter et de contribuer à cette école inclusive, qui accueille et accompagne tou·tes les élèves, qui œuvre avec acharnement et conviction contre les discriminations et contre la ségrégation.
Au lieu de quoi, les politiques éducatives successives, de plus en plus indigentes et maltraitantes (n’offrant pas de personnels en nombre suffisant, pas de formation, pas de moyens, pas d’accompagnement dans les pratiques) ont conduit une partie des personnels et même certaines organisations syndicales à considérer l’inclusion comme un problème, à considérer certain·es enfants handicapé·es comme « perturbateurs » (selon la ministre Belloubet en avril 2024) et nuisibles à leur travail et au travail des « autres » élèves, à estimer que la place de ces enfants handicapé·es ne serait pas à l’école, mais serait dans des institutions spécialisées et donc à part des autres enfants, à part de la société, piétinant ainsi leur droit fondamental à l’éducation.
Loin de cette insupportable posture de rejet, mais sans nier les difficultés liées au manque de formation et de moyens dédiés à l’école publique, les autrices et auteurs de ces articles dressent un état des lieux de l’éducation inclusive dans différents pays, montrent des possibles concrets, réels, à l’œuvre dans d’autres systèmes éducatifs, et esquissent ainsi des pistes pour construire une école inclusive plus enviable en France, pour construire un service public d’éducation qui soit à tou·tes et pour tou·tes et pour, peut-être, redonner espoir aux jeunes et aux familles premières victimes de l’école inclusive telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, et aux professionnel·les en proie à des souffrances éthiques croissantes.
Comment fonctionne l’inclusion dans ces autres pays ? De quoi pourrions-nous nous inspirer ? Quelles formations, quelles pratiques pour une autre école, plus égalitaire, plus juste et accessible à tou·tes les enfants ?
L’article « L’Ulis : dispositif ou classe à part entière ? » de José F. Amiama, Carine, Reydy, Patrick Urruty) établit quelques points de comparaison entre la France et l’Espagne.
Il fait ainsi apparaître comment les dispositifs français comme l’Ulis (Unité localisée pour l’inclusion scolaire) peuvent constituer des empêchements pour la scolarisation des élèves handicapé·es en classe ordinaire.
Dans le système espagnol, les lois de 1985 et 1990 ont conduit à la disparition des centres d’éducation spécialisés et à la scolarisation des élèves handicapé·es en classe ordinaire, avec, quand les besoins sont importants, une Adaptation Curriculaire Individuelle (ACI). Mais dans tous les cas, les élèves travaillent au moins 13 heures avec leur classe de référence, tandis qu’en France, il n’y a pas de nombre d’heures minimal : un·e élève handicapé·e peut n’avoir que 2 ou 3 heures avec sa classe, et passer le reste du temps en Ulis ou en parcours de soins extérieurs, par exemple.
En Espagne, les tâches de coordination et les tâches d’enseignement spécifiques sont prises en charge par deux personnels différents : l’orientateur·rice et le/la PT (professeur·e spécialisé·e en pédagogie thérapeutique) qui est une personne ressource dans l’établissement alors qu’en France, c’est l’enseignant·e coordonnant l’Ulis qui se charge à la fois des tâches pédagogiques et des tâches administratives, ce qui dilue nettement son travail d’accompagnement des élèves et des équipes.
On apprend également que, dans le Pays Basque espagnol, une évaluation initiale des besoins dans l’établissement a lieu chaque année afin de déterminer le nombre de professeur·es supplémentaires à affecter, quand, en France, les Ulis sont d’abord placées dans les établissements, et les élèves y sont ensuite affecté·es. Chez les un·es, l’institution semble partir des besoins des jeunes quand, en France, ce sont les personnes handicapées qui doivent s’adapter à l’existant, ce qui constitue une réelle entrave à l’accessibilité des apprentissages.
>>> En attendant la disparition des Ulis et autres dispositifs ségrégatifs, les personnels en charge des Ulis pourraient-ils fixer un seuil minimal d’heures en classe ordinaire, afin de développer le sentiment d’appartenance des élèves à un groupe de pair·es stable ? (C’est déjà le cas pour les élèves allophones des dispositifs UPE2A depuis 2012, avec au moins 9h obligatoires en classe ordinaire, avant l’élargissement progressif à toutes les disciplines.) Pourrait-on déléguer les tâches administratives aux personnels administratifs, qui voient leurs missions de plus en plus appropriées par d’autres catégories de personnels, avec la diminution des postes qui va avec ? Ne serait-il pas possible d’avoir davantage de personnels spécialisés dans les établissements, en fonction des besoins déterminés, afin d’accompagner le cheminement de tous les personnels vers les pratiques inclusives ?
Dans son article «Vers une disparition de l’enseignement spécialisé comme expertise ? Inclusion scolaire et formation des enseignants au Japon »,
Anne Mithout explique quant à elle comment s’est installée, depuis 2006, une politique favorisant l’inclusion des élèves en situation de handicap en milieu ordinaire, avec un accent mis sur la co-formation dans un système connaissant traditionnellement le double cursus des écoles ordinaires et des écoles spécialisées par handicap.
« La réponse apportée par le Japon aux défis de la scolarisation inclusive s’appuie en effet sur un postulat radical : un univers scolaire inclusif serait un univers dans lequel il n’existerait plus “d’enseignants spécialisés” en tant que tels, car tous les enseignants seraient formés à l’inclusion d’élèves en situation de handicap. »
C’est pourquoi un module obligatoire sur l’enseignement adapté aux élèves en situation de handicap est inclus dans la formation initiale de tou·tes les enseignant·es, avec un stage pratique d’un mois en école spécialisée.
Du côté de la formation continue, des « journées portes ouvertes » sont organisées une à deux fois par an, dans les écoles ordinaires comme dans écoles spécialisées. Des observations de cours ont lieu le matin, suivies de discussions sur des thèmes pédagogiques en rapport avec les séances observées le matin.
À cela s’ajoute une mutation tous les 6-7 ans sur des postes qui peuvent être ordinaires ou spécialisés.
Si ces propositions vont dans le sens de l’école inclusive, l’autrice émet des réserves sur ce fonctionnement :
– L’école s’adapte mieux aux besoins des enfants qui y sont déjà scolarisé·es, certes, mais elle n’accueille pas forcément plus d’enfants handicapé·es venant du spécialisé.
– Ainsi, les élèves et les enseignant·es ayant un handicap visuel restent à part, tout comme les jeunes polyhandicapé·es.
– De plus, les mutations obligatoires et sans « profilage » de poste posent problème lorsque les enseignant·es ne sont pas formé·es au spécialisé, ou lorsque le poste est très éloigné, générant isolement et souffrance au travail.
– Ce nouveau système est adossé à une évaluation stricte des enseignant·es (officiellement pour concevoir le plan de formation).
– Enfin, ce fonctionnement se sabote lui-même car il assiste et provoque la disparition progressive des enseignant·es spécialisé·es (qui ont fait toute leur carrière dans le spécialisé) à un moment où on a besoin d’elleux pour le transfert de compétences et de savoirs.
>>> Les pratiques de co-formation constituent une piste intéressante, notamment sous la forme de journée observation/échanges entre pair·es. Cependant, que ce soit en formation initiale ou en formation continue, les personnels ont besoin de concret, de voir comment fonctionne l’inclusion, comment fonctionnent des classes et des établissements non pas spécialisés, puisqu’ils ont vocation à disparaître et qu’en France la part d’enseignements y est infime, mais dans des établissements ordinaires qui accueillent et s’adaptent à tou·tes les élèves, handicapé·es, allophones, en situation de précarité, etc.
L’article de Corina Borri-Anadon, Gustavo B. Bicalho Gonçalves et Kelly Russo, « Évolution des politiques relatives à l’inclusion scolaire au Brésil et au Québec », expose le cheminement vers une école inclusive qui, justement, a dépassé la seule question du handicap dans ces deux pays.
Au Brésil, le concept d’inclusion s’est élargi à tous les groupes sociaux marginalisés, en ajoutant notamment dans les programmes des enseignements à l’histoire et à la culture afro-brésiliennes et autochtones.
Mais ce mouvement égalitaire est entravé depuis 2010 par une tendance forte à la recherche de la performance plutôt qu’à garantir un système éducatif inclusif et, depuis 2018, par un nouveau gouvernement qui se reconnaît d’extrême droite et qui a mis en place une politique d’affaiblissement des droits humains se traduisant par exemple par l’élimination du mot « diversité » du ministère de l’éducation.
Au Québec, la politique de 1999, « une école adaptée à tous ses élèves », est toujours en vigueur, centrée sur le handicap. En parallèle, une « politique d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle » s’est mise en place à partir de 1998, afin de prendre en compte les élèves issu·es de l’immigration et les élèves vulnérables. La formation des enseignant·es est élaborée en conséquence et vise à faire prendre conscience de la diversité culturelle, à travailler, chez les adultes, la tolérance, l’ouverture et la solidarité.
En 2017, la « politique de la réussite éducative » permet de franchir un nouveau cap dans l’inclusion : celle-ci ne concerne pas un public en particulier, mais tout le monde. L’école doit devenir lieu accueillant, sécuritaire et bienveillant, contre toutes les formes de violences. C’est ce mouvement qui permet de contrecarrer les dérives essentialisantes de la politique de 1999 qui poussait à se spécialiser par besoin et par handicap.
Les deux derniers articles qui ont attiré mon attention élargissent la perspective en se déportant de la seule responsabilité institutionnelle (prédominante et écrasante, il ne faut pas l’oublier) pour aborder les postures individuelles et les dynamiques d’équipes permettant ou entravant l’avènement d’une école totalement inclusive. Sujets plus épineux, car ils remettent en question les professionnel·les que nous sommes, mais sujets dont nous ne pouvons pas faire l’économie pour transformer, de l’intérieur, tout ce système qui exclut encore trop de jeunes de l’école publique.
L’article d’Elisabeth Issaieva et de Rosette Scipion, « Face à l’inclusion scolaire – Conceptions et pratiques des enseignants en Guadeloupe », pose la question fondamentale de l’égalité à l’école
Cette égalité connaît trois orientations : « le principe de l’”égalité des chances” ou de la justice méritocratique prônant pour une école permettant la réalisation de chacun en fonction de son potentiel et de ses caractéristiques personnelles ; le principe de “l’égalité de traitement”, préconisant un enseignement unique, indépendamment des caractéristiques personnelles et du potentiel ; et le principe de l’”égalité des acquis” ou de la justice corrective, basée sur l’idée d’”une école compensatoire” qui vise à réduire les inégalités de départ en offrant des possibilités d’apprentissage par la voie de la DP [différenciation pédagogique] à ceux qui en auraient le plus besoin. »
L’enquête menée par les autrices montrent que les enseignant·es sont favorables à la différenciation pour les élèves handicapé·es, mais qu’une forte conception naturalisante des difficultés les empêche d’être favorables au principe de l’égalité des acquis car, selon elles/eux, les difficultés seraient inhérentes aux élèves, non contrôlables et dépendantes de facteurs personnels (dont médicaux) familiaux ou socioculturels sur lesquels l’école n’aurait pas de prise.
Les causes institutionnelles des difficultés des élèves, ou liées aux pratiques pédagogiques sont peu évoquées ou questionnées par les enseignant·es.
>>> Ne pas croire en l’éducabilité de tou·tes les élèves, penser d’emblée que certain·es seront limité·es dans leurs apprentissages empêche effectivement de travailler dans le sens de l’égalité, empêche de réclamer les moyens qui seraient nécessaires à l’accompagnement de tou·tes et empêche de modifier les pratiques pour les rendre plus inclusives.
Dans le travail de Lise Gremion, Nancy Granger et François Gremion il est question de la« Salle des maîtres » en tant qu’« effet négligé dans la transformation des pratiques ».
L’article porte donc sur les dynamiques de groupes et la vie des collectifs de travail. Les autrices·eurs analysent les relations entre les individus et entre les groupes dans les espaces informels comme la salle des personnels, où chacun·e tente de trouver sa place et où la peur d’être isolé·e, voire mis·e à l’écart, peut conduire les individus à se constituer des stratégies pour s’en prémunir et pour créer ou maintenir les liens avec leurs pair·es.
Ainsi, pour (continuer à) être invité·e aux apéros, repas, sorties et autres moments conviviaux parfois organisés en salle des personnels, voire pour éviter d’être moqué·e, critiqué·e, ou même ostracisé·e lorsque l’atmosphère de travail est plus toxique, certain·es professionnel·les évitent les sujets qui fâchent. Ne pas parler de pratiques qui seraient détonantes par rapport à la norme de l’établissement ; afficher des postures qui ne nous correspondent pas, mais qui correspondent à la majorité ; taire ses savoirs et/ou ses enthousiasmes professionnels ; ne pas aborder les sujets pédagogiques et parfois même effacer ses convictions, ses engagements par souci d’intégration sociale.
La norme sociale et la mise en conformité peuvent ainsi peser sur les individus et constituer un frein au renouvellement des pratiques et aux échanges et débats sur le travail. Cette pression sociale, connue de tou·tes mais aussi tenue sous silence par tou·tes selon les auteur·rices de l’article, peut conduire certain·es collègues à se replier ou bien dans la solitude, ou bien quand cela est possible, dans des petits groupes choisis et porteurs d’échanges professionnels, à la périphérie de la salle des personnels.
>>> La pression sociale qui peut être ressentie en salle des personnels et dans les équipes est peu travaillée et peu connue, et pourtant nous avons tou·tes pu la ressentir ou l’observer : des collègues qui surjouent le mépris ou la moquerie envers les élèves dans une salle des personnels dominée par cette posture, alors que, dans leur classe ou dans les échanges en cercle restreint, elles et ils font preuve d’une grande empathie et d’un accompagnement bienveillant ; des collègues qui travaillent avec conviction sur la co-éducation et accompagnent les familles dans la compréhension des normes et des attentes scolaires, mais qui taisent leur engagement face au groupe majoritaire dénigrant l’implication des parents ; ou à l’inverse, des collègues qui ne parlent pas de leurs difficultés en classe lorsque la tendance de la salle des personnels est à la valorisation des réussites, à l’idéalisation de notre travail et/ou à la critique des collègues en difficulté, etc.
Cela concerne aussi le rapport à l’inclusion : dans nos salles des personnels, qui parle d’inclusion et pour tenir quels discours ? Assistons-nous à des discours d’accompagnement de l’inclusion ? De déploration ? De critique ? De rejet ? Quelles pratiques sont visibilisées ? Quelles démarches de formation ou de co-formation ? Quels échanges entre collègues ? Quelles finalités pour les jeunes ?
Tous ces articles donnent matière à réfléchir à l’école inclusive telle qu’elle fonctionne aujourd’hui en France, avec des perspectives de transformation de nos postures et pratiques immédiate ou à plus long terme.
La revue comporte d’autres articles et, surtout, un 2ème numéro sur la même thématique !
Revue Spirale – Revue de recherches en éducation 2020/2 | Cairn.info
On peut aussi aller voir du côté de la dernière revue n’Autre école: Inclure? Exclure? Pour une école accessible à toutes et à tous! dont voici l’édito : “20 ans après la loi 2005, la question de la scolarisation des élèves handicapé·es revient sur le devant de la scène.
Du fait de l’indigence des politiques gouvernementales pour l’école dite inclusive, celle-ci ne fonctionne pas et met en souffrance nombre d’élèves, de famille et de personnels, conduisant une partie des collègues à rejeter l’idée même d’inclusion.
Dans ce dossier, nous ne proposons pas une réponse de rejet ou d’exclusion. Pas plus que nous ne défendons l’école inclusive telle qu’elle fonctionne aujourd’hui.
Les différents textes visent à nourrir la critique de l’école et sa transformation nécessaire. Ils reposent également cette exigence avec laquelle il n’est pas possible de transiger : l’école doit être et rester accessible à tou·tes les jeunes. Tou·tes ont leur place à l’école et doivent pouvoir bénéficier d’enseignements de qualité et d’une formation diplômante reconnue.
Professionnel·les de l’éducation, du champ médico-social, familles, jeunes, nous avons tou·tes à prendre le chemin de la conscientisation et à remettre en question nos postures, afin d’être de véritables allié·es, capables de réfléchir non plus de notre seul point de vue, mais aussi et surtout du point de vue des concerné·es par le handicap.”
Jacqueline Triguel
* Voir le texte fondateur du Cuse (Collectif Une seule école) https://www.questionsdeclasses.org/tribune-du-collectif-une-seule-ecole-cuse/