Deux livres sur le foot
La littérature jeunesse s’est pendant longtemps adressée à un lectorat implicite de petits garçons de classe moyenne supérieur intellectuel. On y trouve un tas de jeunes héros lecteurs, rêveurs, légèrement « intello ». Cette littérature marginalise souvent les loisirs enfantins populaires et notamment le football, parfois sous prétexte d’antisexisme (« on peut être un garçon et détestait le foot »). Deux livres sortis en 2023 : un roman junior et un album rendent ses lettres de noblesse au ballon rond en littérature jeunesse. Ce faisant, c’est aussi les enfants de milieu populaire qui gagnent une existence en littérature.
Bande de boucans

Dans le roman junior Bande de boucans – Le pari d’Enzo d’Anaïs Sautier, Enzo, le narrateur, raconte comment il est passé du mépris pour les « footeux » à une passion féroce pour ce sport. Le roman propose une description de l’enfance dans le quartier populaire de Belzunce à Marseille, certes caricaturale, mais malgré tout teinté d’un certain réalisme sociale. Le point de vue de l’enfant permet à l’autrice de construire un monde très vivant, coloré et un peu foutraque, en utilisant l’outrance de la caricature et l’évocation sensible et très concrète (« je sens son odeur de capri sun et de cigarettes »). Son regard souvent désenchanté et très critique sur le monde qui l’entoure donne à la fois beaucoup d’humour et permet de rendre dynamiques les représentations parfois stéréotypées qu’il véhicule (« franchement, quand vous rencontrez un imbécile, il y deux chances sur trois qu’il soit footeux »). Ce point de vue singulier s’incarne dans une langue rythmée, volontairement familière, populaire et très imagée (« on boit comme des chameaux en plein désert. En faisant des gros bruits d’évier quand on déglutit »). Cette focalisation, mais aussi le sujet du roman (le foot), rendent aussi très présente la question du corps et du sensible dans la langue (« Ca fait mal à l’intérieur mais ça se voit aussi à l’extérieur. L’incendie dans mon corps me rend très crispé, niveau démarche »). Le roman propose de belles pages de description de match de foot et tente de rendre compte des émotions et sensations de ce sport qui grise des millions d’enfants à travers le monde.
« je sens son odeur de capri sun et de cigarettes »
Bande de Boucans réussit donc le pari d’un roman social pour enfants sans misérabilisme, ni idéalisation. Cela passe à la fois par son héros ambiguë dont la violence des jugements (« les footeux ont un QI d’huitre malade et ils passent leur vie s’insulter. ») crée des effets de distanciation par rapport à son milieu, mais aussi par la description des inégalités et des rapports de classe violents – fait rare en littérature jeunesse. Les « petits boucans », la nouvelle équipe de foot d’Enzo, vont un jour s’entraîner – sans autorisation – sur le stage Di Giovanni dans un quartier bourgeois de Marseille. Enzo décrit son émerveillement face à la beauté du stade : « c’est pas croyable ce qu’il est beau. On se croirait dans une autre ville. » Rapidement, les enfants se font arrêter par le responsable du stade. Enzo essaye alors de lui faire croire qu’il vient de l’immeuble au-dessus : « Je lève la tête vers les balcons et je fais coucou dans le vide. Je secoue la main comme si nos parents étaient blonds et qu’ils buvaient des cocktails en parlant des prochaines vacances au ski ».
« Je secoue la main comme si nos parents étaient blonds et qu’ils buvaient des cocktails en parlant des prochaines vacances au ski ».
Bande de boucans n’est peut-être pas un roman réaliste – et on sent probablement qu’il a été écrit par un regard étranger qui se retrouve d’ailleurs dans la position du narrateur lui-même par rapport à son quartier. Toutefois, il entreprend de reconstruire un monde où des enfants (je pense notamment à mes élèves) peuvent se reconnaître à la fois à travers certaines références (le City Stade, le capri sun, les références footballistiques) mais aussi une langue jubilatoire et un rythme exalté – ce qui est d’ailleurs peut-être le point commun entre une partie de foot… et un bon roman junior !
Le plus beau match de Madani

Au regard du livre précédant, Le plus beau match de Madani semble beaucoup plus sage. Ici, point d’ironie ou de caricature : , Le plus beau match de Madani est avant tout un hymne délicat au football et à l’amour d’un fils pour sa mère. L’album de Fran Pintadera et Raquel Catalina, traduit de l’espanol et édité aux éditions de L’éléphant en mai 2023, raconte l’histoire d’un petit garçon, Madani, reconnu par tous et toutes comme le meilleur joueur de foot de son quartier. Non seulement il impressionne « le monde entier » par sa virtuosité, mais marque aussi les esprits car il joue pieds nus. Un jour, Madani se met à faire des économies ; ses coéquipier·es imaginent qu’il va enfin s’acheter des chaussures. Mais non, Madani a économisé pour acheter une nouvelle machine à coudre à sa mère comme ça elle « pourra venir [le] voir jouer tous les samedis ». Pendant le match, « il lève les yeux vers les gradins, sa maman est là ».

Le dessin de Raquel Catalina, encore plus que le texte, rend hommage aux « prouesses » footballistiques du personnage. Madani est beau avec ses grands yeux et ses cheveux noirs ; avec son corps souple qui semble danser autour du ballon. Rares sont les parties de foot qui auront été représentées avec une esthétique aussi délicate. Les couleurs ne sont pas criardes et au contraire l’estompe du crayon de couleur donne une grande douceur au dessin. On est loin de représentations d’un foot brutal et viril – ce qui cantonne peut-être le livre à un certain irréalisme, mais permet aussi tout à la fois rendre compte de la beauté du sport et d’en renouveler les représentations (d’ailleurs l’équipe de Madani est mixte).
Avant, le meilleur joueur était celui qui tapait le plus fort dans le ballon. Puis Madani est arrivé et, avec lui, le plus beau jeu qu’on ait jamais vu dans le quartier.
Toutefois, si le livre sur présente comme un livre sur un match de foot, il est aussi un livre sur l’amour entre une mère et son fils. Représentée toujours souriante avec sa grande chevelure brune et frisée, elle travaille comme couturière à domicile. Lors du fameux match, on la voit acclamer son fils : on perçoit tout à la fois l’amour et la fierté dans son regard. A ce titre, Le plus beau match de Madani a le grand mérite de mettre en scène un enfant racisé – probablement arabe et kabyle – dans une relation d’amour, sans conflit de fidélité ou nécessité de rupture. A l’image de Tout est si brillant Tarek Lakhrissi et Jehane Yazami, l’album répond aux réflexions antiracistes sur la maternité et l’amour mené par des groupes de femmes comme le Front de mère mais aussi au manque de représentation d’enfants non-blancs dans la littérature jeunesse.« Chaque enfant est un monde. Chaque enfant perdu·e ou oublié·e est un monde perdu » concluait la chercheuse Sarah Ghelam à la fin de son essai Où sont les enfants non-blancs dans la littérature de jeunesse. Si Le plus beau match du monde ne témoigne pas d’ambition de description sociale, il a le bénéfice de ne pas oublier nos petit·es minots racisés, leur amour du foot et de leur mère et il rend l’ensemble de la littérature plus fidèle au réel.

Anaïs Sautier, Bande de boucans – tome 1 : Le pari d’Enzo, l’École des loisirs (coll. Neuf), 2023, 208 p., 12,00 €.
Fran Pintadera, Raquel Catalina, Le plus beau match de Madani, éditions des Éléphants, 2023, 48 p., 14,50 €.