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Faut-il brûler les Humanités et les Sciences humaines et sociales ?

Un nouveau billet sur le site de nos amis d’aggiornamento :

A propos de Marc Conesa, Pierre-Yves Lacour, Frédéric Rousseau, Jean-François Thomas (dir), Faut-il brûler les Humanités et les Sciences humaines et sociales ?, L’atelier des SHS n°6, Michel Houdiard Editeur, 2013.

Le néolibéralisme et la culture manageriale sont-ils entrain de brûler à petit feu les Humanités et les Sciences Humaines et sociales[1] ?

Avouons le, la question posée par ce livre clive jusque sur les bancs les plus à gauche, à l’Université, comme à l’école, et même jusqu’à ceux de notre collectif. C’est dire s’il y a urgence de la cultiver encore et toujours, afin d’en déterminer ce qui relève de la paranoïa d’une frange résolument hostile à tout changement et ce qui, a contrario, recouvre une vigilance salutaire vis à vis d’une danger lancinant, certes, pas tout à fait nouveau, mais qui connaît une sévère accélération depuis quelques années.

Le propos du colloque organisé en juin 2012 à l’Université de Montpellier, et dont ce livre constitue les actes, porte ainsi sur les effets de l’intrusion de la logique néolibérale à l’Université[2]. On entendra par là la lame de fond qui, depuis les injonctions d’harmonisation européenne et la loi LRU adoptée en 2007, ne cesse d’acculer les universités à des politiques d’économie budgétaire et de dégraissage qui s’attaquent, en premier lieu, aux champs disciplinaires non directement utiles. Le propos de ces deux journées visait conjointement à diagnostiquer, critiquer, voire dénoncer ce nouveau modèle académique qui privilégie désormais les performances des établissements autonomes universitaires au mépris d’un attachement à la démocratisation des savoirs, au développement des disciplines critiques et à un vaste service public d’éducation qui s’étendrait jusqu’au Supérieur.

Au delà des enjeux académiques, les résonnances scolaires de ces questionnements sont évidentes. Elles recouvrent l’important travail critique déjà fait par des auteurs comme, entre autres, Christian Laval ou Nico Hirtt dans la lignée des précurseurs Christian Baudelot et Roger Establet en…1971.

C’est dire si le sujet n’est pas nouveau. Pour certain.e.s néanmoins, Il évoque un revival marxiste ou gauchiste, une angoisse de brontosaures campés sur des acquis et immédiatement frileux dès qu’il s’agit d’en finir avec un modèle supposé dépassé. Ainsi, des réformateurs/rices convaincu.e.s considèrent que cibler la néolibéralisation du système éducatif est une manière d’occulter les sujets les plus pressants, à savoir l’échec, le décrochage et les inégalités des chances, lesquels restent alimentés par l’inertie d’une système qui se refuse à tout changement et préfère se réfugier dans la tutelle étatique et centralisée plutôt qu’oser la dérégulation et l’autonomisation, seules conditions préalables à la flexibilité des offres et à l’ajustement plus acéré aux besoins et aptitudes individuels.

Pourtant, la publication des actes de ces journées ajoute une pierre solide à l’édifice de la dénonciation des dérives manageriales dans le système éducatif qui ne sont pas réductibles à une salutaire autonomisation des établissements et des équipes, mais qui sont porteuses d’un véritable projet de société a-critique, tournée vers l’acceptation béate de l’ajustement des offres de formation sur les demandes du marché, lequel devient ainsi prescripteur selon, on s’en doute, des critères qui n’ont pas grand chose à voir avec une science désintéressée.

On découvre ainsi dans ce livre une magistrale démonstration des effets pervers d’une réforme de l’université française qui, depuis sept années, a conduit à une disqualification, à une casse, voire à un sabotage de l’offre en Sciences Humaines et Sociales de plus en plus cantonnées à des places institutionnellement marginales, et stigmatisée dans les discours publics comme des disciplines non rentables, et véritables usines à chômeurs/euses. Ce processus conjoint de dénonciation ostensible et surtout de lente relégation académique est fort précisément analysé dans cet ouvrage qui convoque plusieurs disciplines universitaires : linguistique, littérature, sciences politiques, sociologie, histoire de l’art, psychanalyse, sciences de l’antiquité, et l’onomastique et une seule scolaire : l’histoire.

La première partie du livre revient sur les effets insidieux de la pénétration de la terminologie et des méthodes manageriales dans l’Université et se livre à un état des lieux critiques. L’idéologie managériale est d’emblée en contradiction avec la vocation critique des SHS car elle « naturalise le politique, naguère dépendant de thèses et soumis à débat, pour le remplacer par des normes organisationnelles de fait et indiscutées sinon indiscutables » (p.15). La linguistique, rappelle en effet François Rastier, permet d’interroger l’usage des mots. Ici, les Appels d’offres, et les formulaires d’évaluation, Les mots-clés agissent comme des purs produits de l’administration bureaucratique, à la manière déjà brillamment décrite par la sociologue Béatrice Hibou dans son Anatomie politique de la domination[3].

La phraséologie manageriale atteint parfois des sommets, telle cette université parisienne qui se présente dans sa page d’accueil comme un « Incubateur de l’innovation sociétale ». Toute une langue de bois est ainsi mise au service de la valorisation de projets dans un contexte concurrentiel où la qualité n’est mesurée qu’à l’aune de la conformité à un référentiel standardisé facilitant l’évaluation et le classement et, au final, attestant de la servilité de l’Institution. Il en résulte que certaines recherches en SHS sont destinées à devenir des discours d’accompagnement d’industries ou de la société de communication plutôt que de véritables enquêtes sur le social, les appels d’offres donnant parfois la direction dans laquelle on doit chercher au mépris des plus élémentaires méthodes d’investigation.

Les modalités d’exposition dans les colloques attestent aussi de cette atomisation de l’esprit critique. Les Power Point, les « Poster » ou les nuages de points parfois imposés par les organisateurs produisent des effets de vérité au détriment de la dimension constitutive des SHS : le doute ou l’interrogation. Dans un contexte de faillite économique, les universités cherchent enfin à se vendre, les étudiants deviennent des usagers au point qu’une affiche publicitaire de la Caisse d’Epargne, anticipant sans doute la future vague de prêts étudiants, n’hésite pas à les définir comme « Jeunes ayant besoin d’une banque pour aller plus loin » (p. 24). L’introduction des référentiels de compétences fait également l’objet de solides critiques. Outre leur formulation souvent absconse, ils révèlent une conception de plus en plus instrumentale des programmes des filières de SHS. Les compétences deviennent opérationnelles, elles permettent de ne retenir que ce qui est considéré comme directement utile pour l’employabilité comme en témoigne la baisse drastiques dans les filières de langues étrangères de toute la dimension culturelle et civilisationnelle.

Certaines disciplines, dans cette injonction à l’efficacité et à la rentabilité n’ont bien-sûr plus le vent en poupe. Charles Soulié note que, depuis les années 1990-2000, ce sont les disciplines qu’il qualifie de « pluridisciplinaires », groupe hétéroclite, assez indéfini, qui voient leur poids augmenter, telles l’info-com, les STAPS[4], les Sciences de l’éducation, l’épistémologie, l’histoire des sciences, ou les arts. Certaines d’entre elles peuvent être mises en relation avec le fameux slogan européen d’ « économie de la connaissance » et s’insèrent parfaitement dans une logique de cursus parfois court, et surtout professionnalisant.

Plusieurs auteurs insistent sur cette nouvelle panacée universitaire, présentée comme la planche de salut, et en démontrent le caractère insidieux. Toutes les enquêtes statistiques prouvent d’ailleurs qu’un étudiant n’a pas moins de chances de trouver un emploi quand il sort de filières SHS rappelle Frédéric Neyrat (p. 86).

L’injonction à la professionnalisation n’est pas nouvelle, et le livre en fournit un petit historique fort bienvenu. Née dans le contexte de massification des années 1960, elle clivait alors le monde politique. Mais, soucieux de contrer la théorie d’une « Université bureau de placement » (P. 80), Edgar Faure, ministre de l’éducation en 1968, s’était opposé à l’indexation totale du monde universitaire sur le monde du travail. Il en va tout autrement aujourd’hui où il semble désormais admis que la professionnalisation est la seule réponse recevable à la crise des universités. Ainsi voit-on se multiplier les « Master pro » et les intervenants extérieurs dit « professionnels » dans la nomenclature académique, ce qui, rappellent les auteurs, interroge sur la perception – non professionnelle ?- des autres enseignants ; mais aussi les stages obligatoires qui contribuent à alimenter la précarisation du travail dans les Entreprises. « L’appel à la professionnalisation porte en lui la stigmatisation des pratiques antérieures » rappelle Frédéric Neyrat (p. 85) car il stigmatise les formations générales. La professionnalisation, présentée comme une condition de survie de l’Université maquille en réalité l’adaptation du monde académique au modèle néo-libéral et le transfert vers le marché des prérogatives prescriptives en matière de curricula.

Une autre injonction paradoxale est présentée comme une alternative à la sclérose disciplinaire : l’interdisciplinarité. Marc Conesa et jean-yves Lacour se sont livrés à une solide enquête statistique afin d’évaluer la réalité de l’acception et des pratiques interdisciplinaires dans le monde de la recherche. Ils montrent qu’en dehors du CNRS, malgré la propension à valoriser les approches interdisciplinaires, les dispositifs d’évaluation (AERES) et de recrutement (CNU) peinent à concrétiser cette inflexion. Dans les laboratoires, les rapports de force entre disciplines sont fréquents, et les projets interdisciplinaires requièrent fréquemment l’emploi de CDD. Tout cela influence et les financements, et la durabilité des projets. Finalement, rares sont les laboratoires de recherche véritablement interdisciplinaires tant les logiques institutionnelles freinent les projets collectifs. L’interdisciplinarité fonctionne alors comme « un marché de dupes qui hiérarchise les disciplines et qui excluent ceux qui en jouent le jeu. » (P.109).

De ces quelques éléments de diagnostics, nous ne pouvons manquer de tirer quelques éléments de comparaison avec le monde scolaire pour lequel on pourrait quasiment jouer la même partition. Le langage managerial dans les établissements désormais « pilotés » par des personnels formés aux techniques de management des ressources humaines[5], l’appel à projets conditionnant de plus en plus les dotations horaires globales, la décentralisation des décisions administratives et financières à l’échelon académique, le recrutement de vacataires, l’injonction interdisciplinaires non accompagnée des moyens afférents, l’évaluation par compétences et la saturation des tâches pédagogiques et administratives, tous ces aspects reflètent aujourd’hui la lente pénétration des logiques néolibérales dans l’Ecole.

Des collègues nous objecteront sans doute qu’il reste possible d’arguer des marges de manœuvres (la « liberté pédagogique ») et de tirer profit de cette autonomie ou des encouragements à l’ « innovation » pour varier les plaisirs, sortir de la routine, et surtout expérimenter. Les expériences existent, elles sont nombreuses – trop invisibles aussi – et peuvent sans doute fonctionner lorsque les conditions d’un établissement sont réunies pour favoriser un véritable travail collectif ; mais elles relèvent de stratégies (fort louables) de ruses et de con/dé/tournements face à des décisions davantage dictées par les impératifs budgétaires que pédagogiques.

La vigilance est de mise dans tout le système éducatif. Il en va de l’avenir de la société critique. A l’université comme à l’Ecole, l’esprit critique est plus que jamais marginalisé par les attaques subies par les SHS. Pour l’enseignement de l’histoire, Charles Heimberg rappelle dans ce livre que la « doxa » qui formate les finalités de l’histoire scolaire en l’instrumentalisant à des fins identitaires empêche la formation d’une véritable conscience critique de l’histoire ; un constat d’autant plus important que nous avons montré qu’il s’accompagne d’une inflation de l’occurrence « esprit critique » dans les textes de l’éducation nationale[6] qui passe ainsi de l’injonction à l’incantation paradoxale.

Les deuxième et troisième parties de l’ouvrage regroupent des interventions davantage campées sur des champs disciplinaires. On citera pour exemples Pierre Casado évoquant les attaques que subit l’onomastique qu’il attribue à une entreprise de « décomposition du savoir » (p.156) fort regrettable pour qui veut comprendre, par la sédimentation des noms de lieux, la diversité des identités constitutives de la France. Pierre Sauzeau revient, lui, sur la marginalisation (et disparition parfois) de l’étude des mythes et de la mythologie tant raillée par l’ancien président de la république. Il rappelle que le mythe est un récit de fiction « qui participe de façon fondatrice à la structure idéologique d’une société » (p. 164). De fait, on admettra que les mises en scène perpétuelles du pouvoir, des romances ou des drames par la société de l’information aurait fort à gagner à pouvoir être interprétées à l’aune d’une réflexion sur les mythologies modernes. D’autres disciplines subissent les foudres de la réforme : la psychanalyse d’abord, l’analyse de discours qui perd son potentiel critique pour se mettre au service de la communication, la littérature dont on ne retient plus que l’aspect esthétique ou utilitaire (littéracie). A la lecture de ces actes, seule l’histoire de l’art semble vivre une tension. Jean-François Pichon vante son adaptabilité aux réformes en inventoriant toutes les pistes offertes par le cursus d’histoire de l’Art apparemment fort soluble dans la logique de marché[7], tandis que Christian Heck constate au contraire un risque de dilution de la connaissance artistique dans le bouillonnement de la société de l’information.

Faut-il alors brûler les humanités et les Sciences humaines et sociales ? Conclut Frédéric Rousseau, co-organisateur du colloque ? A fortiori non. Mais il faut « résister à l’utopie du siècle » (titre de la conclusion). Il faut rendre intelligibles les nombreux débats qui secouent les mondes universitaires et scolaires, en sortant des tours d’ivoire, en valorisant les expériences alternatives, en inventant surtout des nouvelles conditions de re-légitimation du potentiel critique et émancipateur de la connaissance, y compris – et peut-être surtout- gratuite. Une fois encore, le mot d’ordre peut être transposé dans l’école.

Laurence De Cock

[1] Dans le cadre de ce Compte-rendu, nous utiliserons le sigle SHS pour caractériser l’ensemble des champs concerné par ce colloque.

[2] Intervenants du colloque par ordre alphabétique : Marie Blaise, Anastasios Brenner, Pierre Casado, Jean-Daniel Causse, Marc Conesa, Francoise Dufour, Christian heck, Pierre-Yves Lacour, Charles Heimberg, Jacques Neefs, Frédéric Neyrat, Jean-François Pincon, François Rastier, Frédéric Rousseau, Pierre Sauzeau, Charles Soulié, Jean-François Thomas, Sylvie Triaire.

[3] Béatrice Hibou, Anatomie politique de la domination, La découverte, 2011

[4] Sciences et techniques des acticités physiques et sportives

[5] Voir à ce propos les programmes de formation des cadres de l’éducation nationale dans l’école spécialisée à Poitiers . On peut par exemple renvoyer à cette savoureuse page : http://www.esen.education.fr/fr/ressources-par-theme/management-et-pilotage/, consultée le 25 juillet 2014.

On renverra également au texte d’Eric Fournier sur une expérience de coaching en lycée : http://aggiornamento.hypotheses.org/2226, consulté le 25 juillet 2014.

[6] Voir l’inventaire dans Laurence De Cock, « Qui suis-je pour critiquer ? quelques pistes de réflexion sur l’esprit critique à l’Ecole en général et dans l’enseignement de l’histoire en particulier », Intervention lors de l’AREF Montpellier en août 2013, à paraître, 2015. Résumé visible ici : http://www.aref2013.univ-montp2.fr/cod6/?q=content/3971-«-qui-suis-je-donc-pour-critiquer-»-quelques-pistes-de-réflexion-sur-l’-«-esprit-critiq, consulté le 25 juillet 2014.

[7] On ne peut d’ailleurs que s’étonner de la dissonance de cette intervention très fortement teintée d’apologie de la quête du profit dans cet ouvrage

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