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ENSEIGNER VIA LE «VENDÉE GLOBE» : UNE FAUSSE BONNE IDÉE ?

ENSEIGNER VIA LE «VENDÉE GLOBE» : UNE FAUSSE BONNE IDÉE ?

Le Vendée Globe – course autour du monde en solitaire sans assistance – a non seulement mobilisé les concurrents, mais également près d’un million de participants pour «Via Regata» la compétition virtuelle. Nombre d’enseignants se sont saisis de cet« événement» pour faire travailler les élèves sur des matières les plus diverses. Le site d’un enseignant nous apprend ainsi que «cette course est un formidable support pédagogique pour travailler la géographie, bien sûr, mais aussi la littérature, l’histoire (les grandes découvertes), les savoirs (les vents,les marées).»

Chaque année, le Conseil Départemental de Vendée édite une mallette pédagogique sur le sujet. A première vue, rien là que de très banal: le Vendée Globe n’est pas, loin s’en faut, le seul événement utilisé à des fins pédagogiques. Que ceci ne nous empêche pas de jeter un œil critique sur le bien fondé du choix d’un tel support d’éducation.

PLUS D’UN SIÈCLE D’«ÉDUCATION NOUVELLE»

Après Jean-Jacques ROUSSEAU, des penseurs, chercheurs et pédagogues ont contribué à l’élaboration de ce que l’on a nommé l’«Éducation Nouvelle». Au travers de «méthodes d’éducation active», ce courant s’est développé, dans une perspective cognitiviste, dans et hors l’école. Réalisations et pratiques en lien avec le milieu, création et impression de journaux et supports écrits, interviews d’habitants et montages vidéo, invitation d’artistes et de créateurs dans les classes, visites de sites… autant de supports pédagogiques ayant évidemment suivi l’évolution des techniques et usages sociaux (ressources en ligne, logiciels divers, tutoriels…) ainsi usités dans la continuité de ce courant éducatif. Basée sur l’expérimentation, faisant appel aux méthodes hypothético-déductives, à la réflexion enrichie par le travail en groupes, la pédagogie employée favorise tout autant les apprentissages théoriques et manuels que sociaux, coopératifs et d’entraide. Car la visée éducative, se référant à l’éducabilité, ne s’arrête pas aux acquisitions attendues pas le système scolaire dit «classique». Si tous les pédagogues de l’«Éducation Nouvelle» ne se revendiquent pas des mêmes obédiences, ils ont cependant pour objectifs de permettre à l’individu d’avoir prise sur son destin, de lui apprendre que l’on peut s’organiser.

Les plus libertaires affirment que l’éducation doit apprendre à l’adulte en devenir à refuser un ordre établi qui lui semble inique ou excluant, à ne pas s’arrêter aux évidences, construites et relayées par un discours uniformisant. Que rien n’est fatalité. Francisco FERRER, pédagogue et éditeur anarchiste exclut toute compétition au sein de l’«École Moderne» qu’il fonda à Barcelone en 1901(1), désireux de former : «des hommes dont l’indépendance intellectuelle soit la force suprême», et dont le cerveau devienne l’«instrument de la volonté». Il se heurta aux autorités de l‘époque, de même que Célestin FREINET et bien d’autres enseignants eurent des démêlés avec l’Éducation Nationale pour avoir développé l’idée d’une éducation jugée trop subversive.

L’école a peu à peu intégré, grâce au militantisme et à la pugnacité de certains enseignants convaincus, des méthodes de travail inspirées de ces expériences, les travaux en petits groupes par exemple, ou la réorganisation de l’espace en ateliers. Malheureusement, l’«outil» ne fait pas la pédagogie, et la réflexion sur les rapports d’autorité, de pouvoir, sur l’intérêt de l’apprentissage de la négociation, bref, de ce qui fait d’une éducation un accès au «politique», n’est pas toujours le corollaire de ces méthodes. La lettre sans l’esprit…

Une poignée d’enseignants convaincus arrive, bon an mal an, à naviguer au sein de l’institution et à créer, au sein des équipes, un enseignement visant à développer l’esprit critique chez les élèves. Ces professionnels tentent de perpétuer et de faire évoluer une éducation émancipatrice. Mais faire bouger les lignes de l’institution scolaire dans ce domaine relève de la gageure.

UN «OUTIL» EN VAUT-IL UN AUTRE?

Le Vendée Globe, en soi, pourrait représenter un support comme un autre, s’il n’était, de fait, intrinsèquement en contradiction avec ces visées socialisantes et émancipatrices. Avant tout compétition, il exhausse l’individualisme en valeur modélisante : être le plus fort, s’identifier au «héros» des temps modernes préoccupé de ses propres performances. L’entraide elle-même se monnaie, dans cette course. Le sauvetage d’un compétiteur en péril – en fait une obligation essentielle du droit maritime – se paie en compensations, sans doute âprement négociées, sur le podium. «Le monde extérieur» n’existe plus, pour ces compétiteurs, c’est d’ailleurs ce dont ils se glorifient naïvement au passage lors de leurs interviews. Mais si! a t-on envie de leur rétorquer, rassurez vous, ce monde existe, avec du beau, et aussi avec du moins réjouissant, qu’il s’agirait justement de garder en conscience, d’étudier, de comprendre, pour pouvoir agir!

Le «Vendée Globe» érigé en support pédagogique fait immanquablement penser à «la société du spectacle» analysée comme «modèle présent de la vie socialement dominante» par Guy DEBORD (2) : «Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans la représentation», explique t-il. Même alors si ce spectacle donné à voir aux jeunes élèves n’est que prétexte à une variété d’apprentissages, et SURTOUT si ce spectacle n’est que ce prétexte,on les réduit à en être les adorateurs dociles. Il n’est qu’à voir, dans certaines classes, dès la grande section de maternelle, la déception ou la jubilation des élèves quand le candidat qu’on leur a fait choisir perd ou gagne du terrain…Tant que l’appui sur le Vendée Globe n’est pas le prétexte à l’analyse même de cette société du spectacle, qu’il n’est pas utilisé en tant que matière pour comprendre les mécanismes de cette société de marchandisation, et de l’aliénation qu’elle produit, tant qu’il ne sera pas prétexte à déconstruire, avec les élèves, les mécanismes en jeu dans cette compétition médiatisée, l’«effet» pédagogique sera contre- productif et lui-même aliénant. Car, sans l’analyse nécessaire de ce qu’est et ce que représente réellement cette course, le fait même de l’objectiver en tant qu’outil, de la légitimer au même titre que tout support pédagogiquement pensé et adapté, en masque le rôle pervers et marchand, au même titre, par exemple, qu’apprendre à lire dans des ouvrages sexistes ou racistes au seul prétexte qu’un texte reste un outil d’apprentissage, cautionnerait ces idéologies en niant leur discours (et donc leur pouvoir) intrinsèque.Les méthodes et la pédagogie au service d’une éducation émancipatrice, ne peuvent être dissociées du support.Travailler sur l’histoire et les grandes découvertes, par exemple, c’est parler de la colonisation, de l’esclavage, de l’impérialisme et des causes des phénomènes migratoires. Manque t-on à ce point de ressources – humaines, environnementales, documentaires, anciennes et actuelles – sous toutes les formes possibles (documentaires, films de fiction, ouvrages, bandes-dessinées…) permettant d’entrer dans le vif du sujet, qu’il faille s’en remettre à la «Banque Populaire» ou à la «Mie Câline» pour les aborder?Une marque bien connue de céréales propose depuis des années des échantillons de ses produits, assortis de «kits pédagogiques» aux écoles. Et il se trouve des enseignants pour s’en réjouir! Un des méfaits de la formation toujours plus au rabais?

L’ÉMANCIPATION À L’ÉPREUVE DES FAITS

On songe à Jacques RANCIERE (3), appelant de ses vœux l’émancipation du spectateur., face à «la maladie du regard subjugué par les ombres…», quand il affirme: «L’émancipation commence quand on remet en question l’opposition entre regarder et agir, quand on comprend que les évidences qui structurent ainsi les rapports du dire, du voir et du faire appartiennent elles-mêmes à la structure de la domination et de la sujétion».«Remettre en question», voici bien l’un des principes de l’«Éducation Nouvelle». Questionner l’évidence, afin de comprendre. L’évidence médiatisée d’une course que tous doivent admirer, l’évidence médiatisée d’une cathédrale à reconstruire après qu’elle ait subi un incendie, l’évidence qu’il faille obéir à l’autorité institutionnelle, l’évidence de la bien-pensance politique au prétexte qu’elle est celle d’une prétendue majorité.Afin d’échapper à la structure de domination dénoncée par RANCIERE, les promoteurs de ces principes pédagogiques que l’on nommerait aujourd’hui «alternatifs» ont cherché à donner à l’enfant un rôle de sujet dans le processus d’apprentissage, en s’appuyant notamment sur sa vie, son vécu, ses savoirs, d’une part, et sur sa capacité à se forger une opinion et à être en capacité de la défendre. Dans quel but? Celui d’accompagner un être à la fois vers une inscription sociale porteuse d’idéal en même temps que vers un épanouissement personnel. En bref, ces théories promeuvent une éducation qui, sans même toujours se revendiquer comme «politique» (et pourtant, elle l’est!), vise cependant à faire émerger un regard critique sur le monde réel dans lequel nous évoluons. L’«agir» en est le maître mot.Et que dire de ce spectacle qu’est le Vendée Globe au regard du réel, du vécu des jeunes élèves?Une compétition entre une poignée de navigateurs, entourés de sponsors dont les marques s’affichent évidemment sur voiles et coques des bateaux. Une industrie high-tech aux coûts exorbitants, des prétextes à la charité sombrant dans le cynisme («encore un clic pour sauver un enfant»…). Quel rapport avec l’environnement de ces enfants, grandissant majoritairement au sein des classes dites populaires?La communication bien comprise, qu’elle vienne des sponsors ou des concurrents eux-mêmes, qui la relaient sur les réseaux sociaux (certain.e.s d’entre eux- elles, purs produits d’HEC, vantent via leur propre réseau de multiples produits, de l’alimentaire aux cosmétiques, en passant pas les voyages), relève d’un cahier des charges. Il faut vendre du rêve (inaccessible à ce stade), vendre des marques, des loisirs, du temps passé sur internet via les GAFA. Le discours des skippers lui-même est si pauvre, nous tenant au courant quotidiennement des heures de sommeil si peu nombreuses et des pamplemousses restant dans la cambuse, que l’on ne peut effectivement qu’espérer que les «échanges» qu’ils ont avec la classe, lorsqu’il y a «partenariat», soient oubliés au plus vite.L’habillage séduisant d’une idéologie porteuse de valeurs consensuelles cache des dessous moins reluisants, vecteurs, si l’on n’y prend garde, non seulement d’un matraquage commercial, mais également d’un modèle subliminal performatif et individualiste véhiculé jusqu’à plus soif dans les média: si on veut, on peut…

Au premier rang de ce consensus, l’écologie, bien sûr. Les skippers ont beau jeude dénoncer l’envahissement de certaines zones par les sargasses et le fléau des OFNI (objets flottants non identifiés), et expliquer aux enfants qu’ils prennent bien soin de réduire leurs déchets, en évitant bien évidemment de parler de l’infrastructure nécessaire pour organiser cette course au large. Quel enseignant en profitera pour étudier les méfaits de la mondialisation? Sport de riches, le «Vendée Globe» véhicule des valeurs, des comportements, des symboles et un langage comme autant de références connotées: peu d’accointances entre elles et celles des classes moyennes ou prolétaires.

QUID DU FOOTBALL?

Qu’en serait-il du choix de la coupe du monde de football en tant que support pédagogique? Les références seraient sans doute plus proches et intelligibles,quoique moins clinquantes, pour la majorité des élèves. Rares sont les communes françaises sans le moindre terrain de foot, nombreux sont les élèves pratiquant ce sport ou assistant aux matchs du dimanche. Le foot reste LE jeu des cours de récré (pour les garçons majoritairement), les maillots arborant le  nom d’un footballeur célèbre ou celui d’une équipe particulière font florès,enfin, fait rare en comparaison des autres spectacles marchands de l’audio-visuel, et inédit dans les courses au large, les vedettes ne sont pas que des blancs. Peu de chance que cette option de travail ne soit validée, en raison sans doute des références populaires qu’elle véhicule, références que l’on souhaite justement délégitimer en milieu scolaire, pour mieux lui substituer un autre modèle comportemental. D’autant que la violence, restée symbolique dans des sports plus policés, est là fréquemment démonstrative, que ce soit sur le terrain ou dans les tribunes.

Quoiqu’il en soit, rien n’y ferait. La problématique resterait bien la même. Car l’«événement», quel qu’il soit, conserve sa fonction de vecteur de marchandises et de valeurs, en cela même qu’il relève des mêmes mécanismes de promotion que toute compétition médiatisée: marques des sponsors étalées sur le pourtour du terrain, publicités envahissant le moindre espace-temps libéré par le match lui-même, salaire exorbitant des joueurs qui leur permet, alors qu’ils sont majoritairement issus de classes moyennes et populaires, de s’exhiber dans les magazines people et d’adopter les signes extérieurs ostentatoires de la classe dominante, sans, cependant, en maîtriser tous les codes (le «plafond de verre» sera vite atteint, n’accède pas aux mécanismes du pouvoir qui veut).

VENDÉE GLOBE VERSUS POÉSIE

Les rapports de classe sont là patents. Le cours de géographie, un certain nombre d’élèves l’ont déjà vécu, mais en direct, au «gré» de la migration dramatique qu’ils ont parfois connue. La voile, peu d’élèves la pratiquent,certains d’entre eux, vivant tout près de la mer, n’y sont jamais allés…Pourquoi alors ne pas s’appuyer sur ces grands «événements» médiatiques pour parler de ce qu’ils recouvrent? Du pouvoir des images? En profiter pour déconstruire, analyser, comprendre ce qui différencie ce «spectacle» du«réel»? Et, au risque, peut-être, de passer pour de dangereux islamo-gauchistes, de la transformation des idées, des hommes, et des rêves en marchandise par le système ultra-libéral? On sait, depuis les recherches bien connues des sociologues BOURDIEU et PASSERON (4), que l’école reste une structure au sein de laquelle se joue la reproduction de l’inégale répartition du capital culturel entre classes sociales.La thèse des deux auteurs de «La reproduction» soutien que là est même sa fonction. Cette fonction est bien, selon eux, de légitimer la culture – l’ensemble des attitudes- propre au groupe dominant, en néantisant les cultures des autres classes sociales. Il s’agit d’imposer des comportements et des références présentés comme les seuls valables socialement, et, partant, scolairement. Le sujet n’est malheureusement pas dépassé. Des études plus récentes confirment que cet état de fait ne fait que perdurer.

Un rapport de l’Observatoire des inégalités datant de 2019 indique, en se basant sur les sources fournies par le Ministère de l’Éducation Nationale 2017-2018, qu’il y a 2,9 fois plus d’enfants de cadres que d’enfants d’ouvriers dans l’enseignement supérieur, sa conclusion est édifiante : «La situation des inégalités scolaires semble figée. Les filles ne progressent plus beaucoup dans les filières dites masculines de l’enseignement supérieur. La démocratisation sociale évolue peu. Les réformes scolaires actuelles (concernant la taille des classes, l’orientation post-bac et les filières de lycées notamment) ne touchent pas à la manière de concevoir l’école. Pour réduire les inégalités sociales à l’école, il faudrait une volonté politique affirmée capable de bousculer le conservatisme des catégories diplômées. Et des moyens.»(5) Jean-Pierre SIMEON (6), poète, directeur artistique du «Printemps des poètes»,appelle à «éduquer en nous, le «muscle de l’attention» atrophié par l’omnipotence du grand barnum audiovisuel et du divertissement totalitaire», dénonçant la «clôture du regard» organisée par «la société du divertissement». Pour ce faire, c’est la poésie, qu’il invoque. Le Vendée Globe n’est pas la poésie, il est intérêts, leurre, instrument, et véhicule d’images envoûtantes et télévisuelles. Il peut satisfaire des spectateurs,il ne peut pas satisfaire l’enjeu éducatif, son exact contraire.Que l’école prenne le poète au mot avant que les minutes de «cerveau humain disponible» ne soient totalement colonisées.

 

Gaëlle LEFEUVRE

 

 

1 Francisco Ferrer I Guardia : «Le pédagogue anarchiste», Le Monde libertaire, n°1607, Paris, oct. 2010.

2 Guy Debord: «La société du spectacle», Buchet-Chastel, Paris, 1967

3 Jacques Rancière «Le spectateur émancipé», La Fabrique, Paris, 2008

4 Pierre Bourdieu; Jean-Claude Passeron: «La reproduction», Les éditions de Minuit; coll. Le sens commun; Paris; 1970

5 Rapport sur les inégalités en France, édition 2019. Sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, édition de l’Observatoire des inégalités, juin 2019.

6 Jean-Pierre Siméon;«La poésie sauvera le monde», essai, Le Passeur Éditeur, 2015, 86 p

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