L’école et l’entreprise : les noces de la carpe et du lapin ?
Sous le titre « Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école », la sociologue Lucie Tanguy critique de manière détaillée les efforts du patronat pour dévoyer l’institution scolaire.
La dévolution aux régions de la double compétence formation et développement économique en 1983 a entrainé la mise en place de « partenariats » avec de grandes associations fondées par des leaders de multinationales, l’expérimentation de nouvelles méthodes « actives », telles que la constitution par les élèves de « mini-entreprises », le retour à l’apprentissage en entreprise et une formation à courte vue.
Cette évolution est soutenue par l’Union européenne. Ces grandes associations siègent au comité des régions et au comité économique et social.
En France les principales sont :
Jeunesse et entreprise fondée en 1986 par Yvon Gattaz, président du Conseil national du patronat français de 1981 à 1986, père de Pierre Gattaz, actuel président du MEDEF. Cette association anime une émission sur Radio Notre-Dame, intitulée « Esprit d’entreprendre »,.
L’association 100000 entrepreneurs entend développer chez les élèves les compétences adéquates et leur procure éventuellement un kit intitulé « Devenir entrepreneur social au collège ».
Ingénieurs pour l’école (IPE) propose des cadres et ingénieurs détachés à titre provisoire pour rapprocher l’école de l’entreprise et mettre en œuvre l’option « découverte de la vie professionnelle » au collège.
Entreprendre pour apprendre-France est une fédération d’associations 1901 destinées à « favoriser l’esprit d’entreprendre des jeunes et à développer leurs compétences entrepreneuriales ». Elle appartient au réseau Junior Achievment Worldwide, créé aux Etats unis en 1919. A côté de l’agrément du Ministère de l’Éducation nationale, elle a celui du secrétariat général de l’Enseignement catholique.
Citizen entrepreneurs, présente dans 140 pays, organise chaque année en novembre la semaine de l’entrepreneuriat jeune.
Entreprendre pour apprendre organise dans chaque académie la mise en place des mini-entreprises et le salon annuel qui va les mettre en compétition. Parmi les élèves volontaires, trois sont sélectionnés comme PDG, Directeur commercial, DRH, par un jury mixte professionnels-élèves, pour mettre en place un projet d’entreprise concret avec l’aide des enseignants et de l’association. Les enseignants qui accompagnent sont ceux qui en ont besoin pour compléter leurs services. Les mini-entreprises réduites à leur direction n’ont ni travail, ni travailleurs, se contentent d’acheter et vendre des objets inutiles, valorisés le plus souvent par un nom anglais et une association bizarre d’éléments simples. En fait les animateurs de ces opérations sont plutôt des communicants que de véritables chefs d’entreprise ; c’est l’expérience de leur discipline qu’ils communiquent et pas celle de l’entreprise.
Le regain de l’apprentissage en entreprise
A partir de l’accord national interprofessionnel de 1970 et de la loi sur la formation permanente qui a suivi en 1971, l’apprentissage en entreprise a été de nouveau valorisé, alors que lui avait été préférée la scolarisation les trente années précédentes. La loi de 1987 sur l’apprentissage est produite par le gouvernement et le patronat, et cette coopération est réaffirmée par tous les gouvernements quelle que soit leur couleur politique. L’apprentissage, l’alternance, se pratique maintenant même dans l’enseignement supérieur sous la houlette des régions et des entreprises. Plus le niveau de formation s’élève, plus la part des élèves d’origine sociale modeste diminue. L’apprentissage est plus ségrégatif que les lycées professionnels ! La ségrégation entre sexes est particulièrement forte. A la différence de l’Allemagne l’apprentissage en entreprise n’est absolument pas réglementé, ni contrôlé, et ne peut donner lieu à des qualifications qui seraient prises en compte dans les conventions collectives et dans les procédures d’embauche. Malgré l’échec quantitatif et les faiblesses de cette politique de développement de l’apprentissage, elle est totalement consensuelle, sauf chez les syndicats enseignants.
Lucie Tanguy estime que le mouvement social pour le mariage entre l’école et l’entreprise a démarré pendant le ministère de Jean-Pierre Chevènement, dont significativement le livre s’intitulait « Apprendre pour entreprendre » (1985), mais le volonté patronale d’intervenir dans l’école pour développer l’esprit d’entreprise est plus tardive et s’inscrit dans l’attaque libérale contre le service public.
Anne Querrien
Lucie Tanguy, Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école : Le tournant politique des années 1980-2000 en France, La Dispute (École, pédagogie), Paris, 2016, 224 p., 15 €.