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Débloquer la puissance imaginative

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[**Débloquer la puissance imaginative*]
[*A propos de Barbara Stiegler, Du cap aux grèves. Récit d’une mobilisation 17 novembre 2018 – 17 mars 2020.*]

Une expérience intellectuelle et politique
Le cap, c’est le néolibéralisme auquel l’auteure a consacré un livre important (1). Les grèves, c’est son basculement dans la mobilisation sociale au moment de la crise des gilets jaunes et des grèves contre la réforme des retraites. Ce petit livre est à la fois le récit de son apprentissage de la lutte, une interrogation sur le rôle des intellectuel-les et une réflexion politique.

Mais elle revient d’abord sur ce qu’elle a découvert à propos du néolibéralisme en écrivant son livre précédent, Il faut s’adapter, car c’est bien à partir de cette position et de la crise des gilets jaunes qu’elle se convainc de la nécessité de rejoindre la contestation sociale. Elle rappelle donc que le néolibéralisme part du constat que l’auto-régulation des marchés est une chimère et que l’État est indispensable à l’organisation de la concurrence généralisée, en même temps que l’instrument incontournable pour adapter les individus à la compétition mondiale. Elle revient aussi sur la grande idée néolibérale : l’État doit agir en faveur de l’équité, c’est-à-dire donner à tous les individus les moyens de se livrer à une compétition juste. Sauf qu’il s’agit d’un mythe. Le néolibéralisme s’apparente en effet au darwinisme social dans la mesure où il n’y aurait d’autre choix que de s’adapter à l’économie et à son principe de rentabilité si l’on veut survivre. Or, à ce jeu, il y a beaucoup de perdant.es et peu de gagnant.es. L’irruption du mouvement des gilets jaunes souligne d’ailleurs bien cette contradiction du néolibéralisme quand il rend responsable les classes populaires périphériques de la pollution alors qu’elles n’ont d’autre possibilité que d’utiliser leur voiture, chassées qu’elles sont des grandes villes en raison du coût du logement devenu insupportable. Un autre point important concerne le caractère antidémocratique du projet. Si en effet le cap, la maximisation des profits, est fixé une fois pour toutes et relève d’un quasi commandement divin ou d’une loi naturelle, à quoi bon la démocratie ?

L’un des premiers à contester la néolibéralisme dans les années 30 est le pédagogue pragmatiste John Dewey. Lui aussi s’inspire de l’évolutionnisme mais, contrairement aux néolibéraux, il conteste l’idée que l’évolution serait à sens unique. Pour lui, elle est forcément multiple, ses fins étant toujours locales et provisoires. D’où sa définition de la démocratie reposant sur l’expérimentation et la coéducation, les publics, à partir d’eux-mêmes et de leurs problèmes de tous les jours, délibérant des fins qu’ils comptent poursuivre ensemble.

Décaper nos pratiques
Revenant sur son expérience de la grève contre la réforme des retraites, elle développe un point de vue assez original sur l’enjeu réel de la confrontation.
La retraite, c’est la possibilité d’une vie enfin libérée de la pression du travail. En ce sens, c’est l’expérience d’autre autre rapport au temps, d’un autre rythme que celui dicté par le travail productif. Or c’est cette proposition qui est inacceptable au néolibéralisme pour lequel il ne saurait y avoir qu’un seul ordre du temps – celui de l’accélération permanente dans le but du rendement maximum. Aussi, dans l’univers néolibéral, la retraite ne peut être perçue que comme un archaïsme.

Dans la dernière partie du livre, qui n’est pas la moins intéressante, Barbara Stiegler appelle à réinventer la grève. Elle insiste en outre sur la nécessité de se réapproprier nos lieu de vie et de partir à leur redécouverte. La grève reste importante car elle est un espace temporel où il est possible de mettre au jour de nouveaux gestes et de nouveaux chemins pour la pensée. Le monde sur lequel nous avons prise est toujours local, c’est là du moins que «des corps collectifs organiques essaient de se reconstituer».
Et encore : la grève est le moment «où l’on s’éprouve et où l’on se rencontre, où nos relations se transforment et se chargent en intensité.»

Quant au déclenchement de la grève, il surviendrait selon l’auteure dès lors que les organisations politiques et syndicales, nos raisonnements et nos procédures, seraient en décalage par rapport à nos affects. C’est la raison pour laquelle la grève-événement suppose toujours l’émergence d’une imagination créatrice collective, ce qu’elle appelle joliment «la production buissonnante d’images jamais vues». Or, pour que ces images sauvages puissent jaillir et briller, il leur faut un espace et un temps qui leur soient propice : c’est la grève indéfiniment reconductible.

Reste que la production de cet imaginaire politique est difficile. Nous sommes de plus en plus nombreuses et nombreux à vouloir tourner la page du néolibéralisme, mais nous restons sans horizon et passablement désorienté.es. Sans pensée du négatif, il ne peut y avoir de sortie du néolibéralisme, seulement des luttes défensives qui permettent de gagner du temps. Barbara Stiegler ne dit rien là dessus, mais son petit livre tente de définir une ligne de résistance en y mettant sa fragilité, ses doutes et sa voix singulière.

Barbara Stiegler, Du cap aux grèves. Récit d’une mobilisation 17 novembre 2018 – 17 mars 2020, Verdier, 2020, 134 p., 7 €.

1. B. Stiegler, «Il faut s’adapter». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019.
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