Enseignant en CP avec une dizaine d’élèves en éducation prioritaire à Paris, j’ai décidé de consigner mes réflexions sur la manière dont le genre fait la classe au quotidien – son rôle dans les apprentissages, les interactions de mes élèves et ma pratique pédagogique, dans une chronique.
=> Épisode 1 : intro et féminisme matérialiste
Introduction au débat lié aux pratiques coopératives et à la pédagogie critique. Récit d’un trajet sur le chemin de la bibliothèque.
=> Épisode 2 : à la bibliothèque.
Sur le genre dans la littérature jeunesse et la problématique du choix des lectures.
=> Episode 3 : conseil d’élèves et cours de récréation.
Comment le conseil d’élèves hedbomadaire peut prendre en charge les problématiques liées aux discriminations sexistes à l’école.
Dans l’épisode 3, je racontais un conseil d’élèves dans ma classe de CP où Fella avait dénoncé le fait qu’elle n’arrivait pas à jouer au ballon dans la cour, ce dernier étant accaparé par les garçons. Le conseil d’était conclu par la décision d’afficher le message : « Avec le ballon, les garçons n’ignorent pas les filles. Les filles n’ignorent pas les garçons » dans la cour.
Après ce conseil, j’observe plus particulièrement mes élèves dans la cour, scrutant les effets du débat et de la décision qui s’en suivit. L’affiche a été placée sur un mur près du terrain (suscitant un petit attroupement d’élèves d’autres classes) et les filles ont investi les jeux de ballons. Cependant cette participation nouvelle des filles sur le terrain ne se fait pas sans heurts.
Les règles du jeu, et plus largement le cadre, doivent être réexplicitées et rediscutées avec l’ensemble des joueurs/ses, quand elles semblaient pouvoir rester implicites dans l’entre soi masculin. Non pas que les filles ne connaitraient pas les règles des jeux en question, mais parce que le rapport à ces règles et surtout à leur respect et leur application est régi et travaillé par les relations de genre. En effet, quand les garçons jouent entre eux, ils ont l’habitude d’appliquer les règles de manière souple : continuer à jouer lorsque la balle est hors du terrain ne leur pose pas de problème et continuer à jouer même quand on est censé être « éliminé » (touché par la balle dans le cas de la balle au prisonnier) est souvent toléré. Cependant, lorsque les filles investissent le terrain, on peut observer que, si les garçons continuent à jouer avec des règles « souples », ils demandent au contraire aux filles de les respecter à la lettre, contribuant forcément à les désavantager lors du jeu. Difficile de savoir si cette résistance à la participation féminine est consciente ou non, mais il est clair qu’ils se considèrent comme les joueurs « légitimes » et à ce titre, s’arrogent le pouvoir de définir la manière de jouer des nouvelles entrantes sans s’inclure dans les contraintes qu’ils leur imposent.
Le rôle de l’enseignant.e est alors d’intervenir, de demander aux élèves de réexpliciter les règles et leur application. Cette posture oblige à contredire la posture habituelle de « non-ingérence » des enseignant.e.s dans les jeux enfantins ; ces dernier.e.s intervenant habituellement qu’en cas de violence ou de mise en danger des élèves, la cour restant vue comme un lieu de loisir et de liberté. « Les enseignants […] s’intéressent peu à la cour, considérant la récréation comme un moment de pause pour eux aussi et cherchant à ce que leurs élèves fassent preuve d’autonomie pour se débrouiller des accrochages qu’ils y rencontrent. À leurs yeux, la cour est un lieu à surveiller, mais ne faisant pas l’objet d’une réflexion pédagogique » écrivait Julie Delalande dans un article en 2005 [[Il est intéressant de préciser la date puisque les travaux de la sociologue sont antérieur à des travaux ultérieurs fortement médiatisés. Delalande Julie, « La cour d’école : un lieu commun remarquable », Recherches familiales, 2005/1 (N°2), p. 25-36. https://www.cairn.info/revue-recherches-familiales-2005-1-page-25.htm]]. Encore une fois, le concept de « liberté » est une impasse pour penser une pratique non-sexiste de la récréation ; dès lors que l’enseignant.e a pour visée l’égalité, l’analyse dégage des lieux d’intervention.
D’autre part, la présence des filles dans les jeux de ballon oblige les élèves à redéfinir les modes de choix des jeux et pour être plus clair, oblige les garçons à partager le pouvoir de décision. Le deuxième jour de présence des filles dans les jeux, Mamadou éructe : ils et elles ont joué à la balle au prisonnier hier, aujourd’hui, on doit jouer au foot ! Sauf qu’une nouvelle majorité se dessine, les garçons qui aiment le foot ne sont plus majoritaires et se retrouvent confrontés à une nouvelle majorité composée de l’ensemble des filles et des garçons préférant d’autres jeux. Pour résoudre le conflit, la référence aux pratiques coopératives, à savoir le conseil d’élèves, doit être convoquée. Les règles implicites de l’entre-soi masculin ne peuvent plus avoir cours, et les élèves sont obligé.e.s de se référer à d’autres modes de fonctionnement comme la décision collégiale et le vote. Pour Mamadou, qui comme on l’a vu, s’investit beaucoup dans les activités physiques (probablement en partie pour compenser ses faiblesses dans d’autres domaines scolaires), cette perte de pouvoir est brutale.
Deux mois plus tard, si les filles de la classe jouent toujours peu au ballon, on les voit cependant régulièrement participer aux jeux de ballon. Un conseil d’élèves ne bouleverse pas toute une socialisation, mais il a permis de réaffirmer un droit. En tant que tel, c’est déjà une réussite. La récréation et les problématiques liées au rapport de genre resurgiront toutefois lors du conseil : un groupe de filles et un groupe de garçons s’accusent mutuellement de « s’embêter » dans la cour, lors des temps périscolaires. Lorsqu’ils et elles décrivent, il s’agit de « venir se voir » les filles quand elles n’en ont pas envie, et vice-versa ; dans des mots d’adultes, on dirait qu’ils se cherchent. Après plusieurs prises de paroles, Jules explique que finalement le problème est qu’ils n’ont pas assez de copains pour jouer, et donc qu’ils vont voir les filles. Autrement dit, filles et garçons (dans ces interactions particulières que sont les interactions scolaires) ont des difficultés à jouer ensemble, à choisir des jeux et des règles communes. Il m’est difficile d’analyser cela, de comprendre ce qu’ils se passent concrètement n’étant pas présent lors de ces temps. Lors d’une récréation, le temps est court et le groupe des pairs suffisant pour l’entre-soi ; dans les temps périscolaires, on peut se trouver « sans ses copains » et l’ennui peut se présenter. On peut aussi imaginer efficace le cadre interprétatif proposé par Barrie Thorne et Zella Luria [[Sexuality and Gender in Children’s Daily Worlds, Barrie Thorne et Zella Luria, Social Problems, vol.33, 1986. Article trouvé ici : http://people.wku.edu/steve.groce/SexualityandChildrensdailywords-ThorneLuria.pdf]]. Quand elles analysent les interactions souvent à la fois ludiques et conflictuelles entre le groupe des filles et celui des garçons comme des « rituels d’hétérosexualité ». Elle décrit en effet un apprentissage de la sexualité (et de ses normes) dans l’enfance. « Les enfants s’appuient sur des significations sexuelles pour maintenir la ségrégation de genre [[La traduction est de moi. Le terme ségrégation peut paraitre étrange, voire décalé, faisant largement référence à la ségrégation raciale. La comparaison est toutefois explicitement utilisée dans l’article, les autrices indiquant que la ségrégation de genre est plus forte que la ségrégation raciale.]], pour rendre les interactions mixtes risquées et pour marquer et ritualiser les frontières entre « les garçons » et « les filles ». Dans leur groupe de genre séparé, filles et garçons apprennent différentes manières de se tenir – les garçons partagent ensemble cette excitation à contrevenir collectivement aux règles, tandis que les filles insistent sur la construction de l’intimité et d’un imaginaire romantique ».
Lors de ce conseil, j’ai proposé aux élèves de lister les jeux « qui plaisent à tout le monde » pour pouvoir y jouer quand ils veulent jouer ensemble. L’exercice n’était pas si facile, mais il a été possible de dégager quelques jeux consensuels : les différents types de « chats » (touché, perché, glacé…), le cache-cache… Ayant travaillé avec une école sur l’occupation de la cours, la chercheuse Edith Maruéjouls écrit à propos des solutions trouvées : « L’équipe enseignante a aussi renouvelé les jeux proposés aux enfants en achetant des échasses ou des quilles que les élèves ont à disposition dans un gros bac. J’ai travaillé sur une autre école ou ils ont des briques géants avec lesquelles ils peuvent construire des choses »[[https://www.nouvelobs.com/rue89/20170214.OBS5312/egalite-filles-garcons-et-si-on-effacait-les-terrains-de-foot-des-cours-de-recre.html]]. Ici, il ne s’agit plus simplement de penser les inégalités d’occupation de l’espace ou la question du droit, mais de repenser à nouveau frais, ce que pourrait être la mixité.
Chroniques du genre en cours préparatoire #4 : vers une récréation moins sexiste ?
Bonjour juste un truc qui m’a fait tiqué, l’emploi du prénom africain qui va connoté le propos. Vous pourriez juste dire l’initiale M. Je peux préciser mon propos avant publication pour éviter tout malentendu. La conversation peut d’ailleurs resté privé si on arrive á se comprendre
Bonjour,
Les jeux de cour pourraient être “alimentés” par les jeux dits “pré–sportifs” pratiqués en EPS avec apprentissages des éléments techniques qui permettent d’y jouer au mieux: lancer, attraper; des éléments cognitifs: prendre l’information, réagir vite et bien entendu les règles et l’arbitrage compétant. Les apprentissages parallèles: la constitution des équipes, mixtes, démixées, homogènes, hétérogènes, l’organisation du déroulement des matchs est aussi très important.
De la sorte il y a vraiment plaisir à jouer parce que les enfants se sentent compétents et le cadre réglementaire est posé.