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Brève histoire de la répression politique des enseignants au XXe siècle

Les vives discussions autour de l’article 1 de la loi Blanquer soulèvent la question de la liberté d’expression des enseignants. Un détour par l’histoire permet de situer ces débats sur le temps long et de montrer que la répression politique des enseignants et la conquête de leurs libertés ont aussi une histoire, souvent méconnue.

Nous reproduisons ici, avec l’aimable autorisation de son autrice, le billet de Laurence de Cock publié sur Mediapart.

Certains droits semblent tellement acquis que l’idée même de leur réversibilité n’effleure pas. La période est pourtant à une urgente vigilance. Les métamorphoses de ce qu’il subsiste d’État-providence atteignent jusqu’au cœur même des identités professionnelles, à commencer par celles des fonctionnaires dont les gouvernements successifs organisent la disparition depuis des décennies. L’une des conditions de ce démantèlement historique, on le sait, est d’en limiter toute possibilité de contestation, surtout de la part des premiers concernés. Le corps enseignant – comme on dit – corps qui ne porte pas très bien son nom tant ses membres se désarticulent plus qu’ils ne se coordonnent, n’échappe pas à la règle. Il subit même une attaque que l’on aimerait qualifier de « sans précédent » mais qui évoque davantage quelques funestes « déjà vus ». L’école ayant cette faculté mystérieuse de fabriquer sa propre amnésie, il n’est sans doute pas inutile de retracer une petite histoire de la répression politique des enseignants que l’on dit si protégés et privilégiés.

L’inquiétude actuelle des enseignants provient de cette apparente anodine précision de l’article 1 de la loi Blanquer, en discussion actuellement au parlement : « par leur engagement et leur exemplarité, les personnels de la communauté éducative contribuent à l’établissement du lien de confiance qui doit unir les élèves et leur famille au service public de l’éducation ». L’article a suscité un tollé tel que le ministère s’est vu contraint de préciser qu’il ne s’agissait là que d’une position de principe, mais que rien ne remettait en cause la liberté d’expression des enseignants. Les syndicats ont rappelé qu’on pouvait tout de même tiquer sur cette précision arrivant en contexte de contestation des réformes éducatives en cours. Rapidement les débats se sont orientés sur ce fameux devoir de réserve dont les juristes ont pourtant montré qu’il ne concernait pas les enseignants mais la haute administration. Anicet Le Pors, responsable de la rédaction du texte de base sur les droits des fonctionnaires en juillet 1983 avait été très clair dans son article 6 : « la liberté d’opinion est garantie aux fonctionnaires », renvoyant une définition plus précise de la « réserve » à la construction jurisprudentielle, seule à même de statuer[1].

Il faut expliquer pourquoi cette conquête récente d’une relative protection juridique des enseignants n’est pas forcément immuable. Nous proposons pour cela d’en retracer à grands traits l’histoire récente, courant sur un siècle, dès lors que l’école dite républicaine est bien installée, avec ses codes et règles censés définir le modèle républicain, l’histoire d’un service public et de ses agents recrutés pour et par la République dont ils sont censés faire la promotion, en toute « neutralité ». Une injonction contradictoire, à l’origine de la plupart des moments répressifs de l’histoire des enseignants, tant la définition de la République ne peut évidemment faire consensus au vu de la variété des modèles républicains qui traversent le siècle.

Ce sont évidemment le droit syndical et celui de grève qui sont d’abord en ligne de mire et qui valent à Marius Nègre, instituteur et militant syndical d’être révoqué sur intervention directe de Georges Clemenceau en 1907 pour avoir appelé à rallier la CGT. Mais à côté de Marius Nègre dont l’histoire est connue, il faut égrainer les noms de Chalopin, Ripert, Bernard, Léger, Glay, Loriot, Cottet, Julie, et ceux des femmes : Izambard, Brion, Renaud, Guérin, Panis, Pichorel, Deghilage, ou Mauger, insatiables militantes et militants en démêlés permanents avec l’administration.

Il y a ensuite la question de la guerre, en contexte de revanche contre l’Allemagne, perspective qui est loin de faire l’unanimité dans la société. Alors que le socialisme, l’antimilitarisme, de pacifisme et l’anticléricalisme font des émules dans les milieux enseignants qui s’engagent de plus en plus, la droite tente aussi de les séduire en s’alarmant de leur porosité aux discours de gauche. La période fixe les passions politiques durables, internes au monde enseignant. Mais la chasse aux traîtres par le gouvernement touche plus spécifiquement la gauche et s’étend du primaire à l’université. Les historiens Seignobos et Aulard, mais aussi le sociologue Dürkheim apparaissent par exemple comme de dangereux subversifs à surveiller de près. Là encore, au côté des personnalités, les sanctions sur les enseignants plus anonymes sont nombreuses ; des déplacements d’office, des censures, des suspensions. De 1900 à 1914, ce sont près d’une cinquantaine de militants qui sont sanctionnés pour leur opposition à la militarisation de la société.

L’accusation de prosélytisme politique est la plus mobilisée pour justifier les sanctions[2]. Elle ne cesse pas et même s’intensifie dans les années suivantes malgré le lourd tribut payé par les enseignants lors de la guerre. Et c’est majoritairement le prosélytisme rouge qui est visé et s’intensifie au fur et à mesure de l’institutionnalisation des syndicats et de leurs revues militantes. Les années 1920-1929 sont riches en mobilisations syndicales contre « l’intolérance gouvernementale » et le « scandale de la répression ». Les enquêtes administratives se multiplient pour de simples participations à des meetings ou rédactions (même anonymes) d’articles dans des revues sous surveillance politique. Sous le ministre Bérard (1921), les recteurs sont invités à réagir contre « tout écart de conduite ou de langage » portant atteinte à la neutralité de l’école et une circulaire de 1922 appelle à réprimer « toute manifestation contraire aux institutions républicaines ». La question de la liberté d’opinion des enseignants est désormais au cœur des débats et se formalise de plus en plus. Les campagnes de soutien aux enseignants révoqués, principalement diligentées par les syndicats et la Ligue des droits de l’homme, insistent sur leur exemplarité professionnelle en pointant leurs diverses inspections et soulèvent une question majeure : celle de la séparation entre la classe et le monde : un enseignant a-t-il le droit d’être un citoyen comme un autre ? N’a-t-il pas le droit de se définir à son tour comme le salarié d’un Etat-patron et d’en contester, au même titre que les ouvriers, les abus ? Ce sont des questions de fond qui interrogent la nature même d’une fonction et la possibilité de la participation, par les agents eux-mêmes, à la définition de leurs conditions de travail.

Á ce moment se cristallisent deux rapports antinomiques à la fameuse « neutralité » entendue, du côté de la hiérarchie, comme une simple loyauté obéissante, et du côté enseignant non seulement comme la nécessité d’accompagner la formation d’une intelligence critique chez leurs élèves, mais aussi comme la séparation nette entre un ethos professionnel dans l’institution et un ethos militant en dehors d’elle. Certains vont même jusqu’à théoriser et revendiquer ce dernier point. C’est le cas de Célestin Freinet, instituteur pédagogue à Saint Paul et qui se trouve, en 1934, en démêlés avec son administration puis avec la justice après avoir été dénoncé par des parents d’élèves pour le texte d’un enfant racontant un rêve dans lequel la classe entière se révolte contre le maire de Saint-Paul. Comme il le faisait avec tous les textes libres d’élèves, Freinet a partagé celui-ci avec l’ensemble de la classe. L’affaire fait grand bruit et déclenche l’ire de l’extrême-droite, Charles Maurras allant même jusqu’à lui consacrer plusieurs articles dans son journal L’Action Française. Tout cela prend rapidement des allures d’affaire d’État et remonte jusqu’au parlement et au ministère. Les archives Freinet[3] qui ont conservé tous les documents de l’« affaire » (qualifiée comme telle) montrent l’imbrication des services de la police et de l’éducation nationale qui échangent informations et rapports de surveillances policières de réunions entre enseignants dits « communistes », ne touchant d’ailleurs pas que Freinet comme en témoignent différents dossiers nominatifs aux archives. Les activités y sont qualifiées de « séditieuses ». Si Freinet a limité les dégâts grâce à sa renommée, aux très nombreux soutiens de personnalités, de syndicats et d’organisations pédagogiques (dont tous les télégrammes sont conservés), il a malgré tout été muté d’office ; mutation qu’il refuse, et qui est à l’origine de la fondation de son école privée, curieux destin pour un défenseur de l’école publique. L’arrivée du ministre Jean Zay est une bouffée d’oxygène pour les enseignants politisés à gauche, et les pressions pesant désormais plutôt sur la droite nationaliste n’ont rien d’équivalent : si cette dernière est surveillée de près, surtout depuis le 6 février 1934, elle ne subit pas le même arsenal de répression, loin s’en faut.

On pourrait penser que la Seconde guerre mondiale, avec l’implication de nombreux enseignants dans la résistance notamment, mais aussi avec la répression de Vichy contre les enseignants communistes ou juifs, et enfin avec le coup d’accélérateur donné à la démocratisation de l’école et à sa conception comme service public allait freiner ces chasses politiques. Il n’en est rien. Les prises de positions antimilitaristes, et bientôt anticoloniales, provoquent des sanctions importantes. Le réarmement allemand, le projet de CED (Communauté européenne de défense) mobilisent massivement les enseignants réunis notamment autour de la revue communiste L’école et la nation. Certains sont arrêtés, suspendus, révoqués. Même chose du côté du soutien accordé aux insurgés algériens et à l’indépendance. En pleine guerre d’Algérie, en 1960, la déclaration des 121 sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie est signée par quelques enseignants ; le gouvernement y répond par une circulaire qui autorise la suspension de tout fonctionnaire « qui ferait l’apologie de l’insoumission ». La période gaulliste n’est donc pas de tout repos. Pendant et après 1968, ce sont surtout les enseignants dits « gauchistes » qui paient le plus lourd tribut et sont surveillés. La presse des années 1970 se fait l’écho de plusieurs cas de sanctions comme, en 1971, la suspension d’un enseignant à Paris pour avoir organisé un débat dans son lycée avec Alain Krivine, Mais l’école à ce moment commence aussi à perdre de sa force militante. Les syndicats se divisent et se dépeuplent progressivement, de même que le PCF qui comprenait une forte proportion d’enseignants. Les réflexions les plus radicales sur l’école la théorisent comme l’antichambre de la caserne ou de la prison et certains prophétisent même sa suppression, comme en témoigne le succès du livre de Ivan Illitch, Deschooling society, publié en 197O et immédiatement traduit en français.

Pendant toutes ces années, les décisions de sanctions sont prises aux échelles académiques par des conseils académiques. Il n’y a que peu d’harmonisations nationales et on observe même des disparités de jurisprudences entre académies. Ce n’est qu’au cours des années 1970 que commence la réflexion sur la définition légale du statut d’enseignant dans le cadre du droit commun de la fonction publique en vue d’harmoniser tout cela. La question inhérente au devoir de réserve y est tranchée par la loi de 1983 d’Anicet le Pors citée plus haut.

Pour autant, la répression des enseignants ne s’éteint pas. Parmi les plus criantes, celle de 2008, quand un vaste mouvement de désobéissance touche l’école primaire. Des enseignants refusent les évaluations nationales de CE1 et CM2 décidées par Xavier Darcos, premier ministre de l’éducation nationale de Nicolas Sarkozy. Un bas de fer avec le ministère s’engage à coups de menaces de sanctions. Près de 20% d’évaluations des résultats ne remontent pas, ce qui équivaut selon Alain Refalo, l’un des animateurs du mouvement, à 5900 enseignants. Les sanctions tombent : inspections, retenues sur salaires, refus de promotion etc. Gilles Lehman, enseignant de CM2 est exclu une semaine de sa classe, mais face au tollé, aucune suite n’est donnée à l’affaire et il la réintègre une semaine plus tard. La contestation s’amplifie les années suivantes car le ministère ne cède pas. C’est la confusion la plus totale autour de ces évaluations. Un réseau de désobéisseurs se constitue et l’affaire ne se règle qu’avec l’arrivée comme ministre de Vincent Peillon en 2012. Au-delà de la simple question des évaluations, ce qui se joue ici est la mise en avant des compétences pédagogiques des agents contestant des mesures au nom de leur expertise professionnelle et de leur vision d’une école démocratique et républicaine.

Tout cela permet de poser dans de meilleurs termes les enjeux soulevés par l’article 1 de la loi Blanquer. Car en réaffirmant la nécessaire exemplarité des enseignants, elle les cantonne au rôle d’exécutants. Elle minimise leurs expertises professionnelles et sous-estime leur attachement à la démocratisation scolaire que certains peuvent estimer fragilisée par les mesures ministérielles en cours. Ce faisant, elle les exclut sans sommation de la discussion sur le métier et ses finalités, et affaiblit au passage l’institution.

Ce qui se joue en creux n’est donc pas réductible à la liberté d’expression des enseignants mais interroge leur droit à la politisation, à savoir la possibilité d’articuler leurs engagements et leurs identités et pratiques professionnelles comme une condition du bon fonctionnement institutionnel et non comme un frein.

[1] Anicet Le Pors, Les fonctionnaires, citoyens de plein droit, Le Monde, 1er février 2008.

[2] Voir Paul Gerbod, Les enseignants et la politique, PUF, 1976

[3] Consultables aux archives départementales des Alpes de haute Provence à Nice.

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