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Quel avenir pour le syndicalisme de contestation ? A propos de En lutte ! Les possibles d’un syndicalisme de contestation, Sophie Béroud et Martin Thibault, raison d’agir

Par Jérôme Debrune

Le mouvement des Gilets jaunes a eu le mérite de mettre au jour les contradictions du capitalisme. Mais il a aussi confirmé les faiblesses du syndicalisme, sinon son épuisement. Sans stratégie et prisonniers des rivalités internes, les syndicats ont de plus en plus de mal à peser dans les rapports de force. Non seulement leur base a tendance a s’éroder mais ils peinent qui plus est à s’implanter là où règne la précarité. Ils ont de plus en plus de mal à apparaître comme des espaces où pourraient s’organiser une volonté collective d’émancipation. Plus que de conjoncture, il faut peut-être davantage parler de la fin d’une époque ou de lent pourrissement. Partant du constat d’une transformation du paysage syndical ces vingt-cinq dernières années et du contexte politique, Sophie Béroud et Martin Thibault s’intéressent à la possibilité actuelle d’un syndicalisme de contestation en prenant pour objet les syndicats Sud et la confédération Solidaires.

Le pari d’un syndicalisme alternatif

Le livre revient sur la difficile convergence entre Gilets jaunes, un mouvement de contestation imprévu que militant·es et observatrices et observateurs politiques ont eu du mal à appréhender à travers leurs grilles de lecture habituelles, et les syndicats. Il faudrait même parler de grande défiance, au moins dans un premier temps. Les Gilets jaunes ont estimé à tort ou à raison que les syndicats étaient trop éloignés de leurs préoccupations quand ces derniers ont pu percevoir ce mouvement «plébéien» comme réactionnaire voire fasciste.

Dans la dernière partie du livre, les auteurs reviennent sur les relations conflictuelles entre Gilets jaunes et syndicats, mais le cœur de l’ouvrage est consacré à Solidaires et aux syndicats SUD. L’intérêt du livre réside dans le travail d’enquête mené auprès de jeunes militant·es syndicalistes. Dès sa fondation, les militant·es de SUD entendent représenter une alternative aux pratiques syndicales traditionnelles marquées par la verticalité et la bureaucratisation. Les deux auteurs reviennent sur les écueils auxquels le syndicalisme de contestation a dû faire face depuis sa création et se demandent quel espace il y a aujourd’hui pour le syndicalisme de lutte et de transformation sociale.

Sophie Béroud et Martin Thibault rappellent que la préhistoire de SUD remonte à l’héritage de Mai 68 et aux coordinations des années 1980, à la fois forme d’auto-organisation et prise d’autonomie par rapport à des bureaucraties syndicales dont on redoute la trahison. Cette défiance était d’ailleurs justifiée puisque le conflit aux PTT dit des «camions jaunes» allait se terminer par l’exclusion de la CFDT de celles et ceux qui avaient décidé de défendre et d’appuyer l’auto-organisation et la démocratie «de base». Cela a marqué toute une génération de militant·es.

A l’origine de SUD, il y a un constat et un pari : celui de la crise inexorable de structures syndicales bureaucratisées qu’il n’est pas possible de transformer de l’intérieur et la nécessité de réinventer les luttes syndicales pour en faire à nouveau une pratique émancipatrice. D’où l’idée d’un syndicalisme alternatif pérenne qui trouverait sa place dans un champ syndical sclérosé. Cette volonté de créer un autre type de syndicalisme ne naît pas n’importe quand, tant il est vrai que les années 1980 et 1990 sont celles d’une reconfiguration générale des rapports de force sociaux sous le joug du capitalisme néolibéral. C’est le mouvement de grève de 1995, le plus important depuis Mai 68, qui conduit à la création des syndicats Sud dans différents secteurs, dont l’éducation. Basé sur la pratique des assemblées générales souveraines et les formes démocratiques de lutte, le mouvement de 1995 inspire encore le syndicalisme défendu par SUD et la confédération Solidaires.

Dès sa fondation, SUD s’engage aux côtés des plus précaires et s’investit largement sur la question du féminisme et du racisme. Mais il serait trop long de revenir en détail sur l’histoire de Sud et de Solidaires. Interrogeons-nous plutôt sur le pari initial, celui de la possibilité d’un syndicalisme alternatif de lutte et de transformation sociale.

Si le pari était l’enracinement d’un nouveau type de syndicalisme dans le paysage social, force est de reconnaître qu’il a été tenu puisque Solidaires existe toujours et que nombre de syndicats SUD sont représentatifs au niveau institutionnel. Mais le risque n’est-il pas dès lors celui de la normalisation ?

L’enquête menée par S. Béroud et M. Thibault montre toutes les difficultés qu’il y a à être présent à la fois dans les instances et sur le terrain des luttes. C’est le problème de la formation et du renouvellement militant auquel Sud n’échappe pas. Indéniablement Solidaires reste fidèle à l’idée d’un syndicalisme contestataire ayant pour horizon l’émancipation sociale. Pourtant, en raison de la faiblesse de ses effectifs, la confédération Solidaires ne peut à elle seule représenter une alternative et dépend en grande partie du calendrier des bureaucraties syndicales. Pour le dire autrement, elle reste dominée dans le champ syndical. Or l’idée d’un pôle syndical radical de contestation n’a jamais réussi à prendre forme du fait des atermoiements d’une CGT qui ne sait pas sur quel pied danser.

Dès le départ, les militant·es SUD se sont engagé·es largement dans le mouvement social, même s’il y a toujours eu des tensions sur la stratégie à adopter : se développer d’abord dans son secteur et sur les lieux de travail ou élargir la lutte à d’autres domaines : la précarité, le féminisme, l’anti-racisme et, d’une manière général, à ce que l’on appelait la lutte des « sans » dans les années 1990 ? Mais le contexte des années fondatrices n’est plus de mise. Le mouvement des chômeurs s’est fracturé et décomposé. Quant aux sans-papiers, elles et ils n’ont jamais été en mesure de se coordonner et de s’auto-organiser en raison, le plus souvent, du jeu intéressé des bureaucraties syndicales et politiques petites ou grandes. Enfin, le féminisme et l’antiracisme amalgament des courants qui peinent à surmonter leurs différends politiques, ces questions étant elles-mêmes facteur de divisions au sein de Solidaires. Si le mot d’ordre des nouveaux mouvements sociaux contestataires issus des années 1990 a longtemps été la convergence des luttes, c’est aujourd’hui l’éparpillement des forces qui semble l’emporter, voire un morcellement de l’espace public en autant de luttes spécifiques séparées ou placées les unes à côté des autres sans être en mesure de définir un horizon politique commun.

Les Gilets jaunes comme révélateur de la crise du syndicalisme

La dernière partie du livre qui concerne en particulier le rapport entre Gilets jaunes et syndicalisme est riche d’enseignements sur les impasses actuelles. Car ce mouvement aussi soudain que déroutant a ébranlé fortement certain·es militant·es de SUD. Beaucoup ont vu dans le mouvement des Gilets jaunes la possibilité de se confronter à une partie de la population que les syndicats touchent peu d’ordinaire : les travailleurs·euses précaires ou indépendant·es de la France périphérique. C’est la forme syndicale elle-même et sa capacité à s’adresser plus largement au prolétariat d’aujourd’hui qui est ainsi mise à l’épreuve.

Même s’il est difficile de caractériser précisément un mouvement aussi protéiforme que les Gilets jaunes, les auteurs de En lutte ! Soulignent à juste titre que par certains côtés ses modes d’action ne sont pas sans rappeler ceux du syndicalisme révolutionnaire : refus de la délégation, assemblées générales voire autogestion, choix de l’émeute et occupation de lieux de pouvoir, même symbolique. C’est cette radicalité qui a séduit des militant·es lassé·es du jeu syndical usant et d’un dialogue social qui n’est bien souvent que l’autre nom pour parler de défaite ou de régression sociale continue.

L’impasse dans laquelle se trouve le syndicalisme, en plus de l’absence de stratégie, est liée à un changement d’époque dont le mouvement syndical n’arrive pas à faire le deuil. Le compromis fordiste issu de l’après-guerre, avec un État qui se pose en arbitre du conflit entre le capital et le travail, n’est plus en effet. A l’ère néolibéral, le Capital a entièrement absorbé la politique pour mieux la soumettre à sa propre rationalité ; il n’a donc plus besoin de négocier avec les syndicats et ne leur reconnaît plus aucun rôle, à part peut-être celui d’entériner la régression sociale. Si bien que les mobilisations syndicales apparaissent comme des rituels qui tournent à vide et qui n’ont plus de sens, des simulacres de confrontation qui n’offrent plus aucune perspective, comme si les moyens n’étaient plus adaptés aux fins : l’émancipation sociale. C’est ce qui explique le découragement et les désillusions des jeunes militant·es qui ont pu s’engager sans compter mais qui en sont revenu·es aussi après avoir fait l’expérience des limites du syndicalisme, la concertation ou même les grèves vidées de leur potentiel subversif tournant souvent à la parodie.

A la fin de leur enquête, les auteurs s’interrogent sur la nécessité d’une repolitisation du travail. Mais elle devient de plus en plus compliquée car l’offensive capitaliste de ces dernières années a déclenché une grande dévalorisation du travail, ce dernier étant de moins en moins synonyme de reconnaissance et de plus en plus de souffrance et d’aliénation. Aussi la question est peut-être aujourd’hui davantage celle d’une critique plutôt que d’une sempiternelle affirmation du travail.

L’enjeu n’est en définitive pas tant l’avenir du syndicalisme de contestation que le dépassement de la «forme syndicat», cela ne signifiant pas l’abandon pur et simple du syndicalisme mais la conservation de ce qu’il y a encore de vivant en lui et dans son héritage pour mieux le confronter à d’autres formes de contestation afin de renouveler la lutte anticapitaliste.

Sophie Béroud et Martin Thibault, En lutte ! Les possibles d’un syndicalisme de contestation, raison d’agir, 2021, 224 p. 10 €.

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