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Crédit Pixabay

J’achève ma troisième semaine avec une classe de 4e à 30 élèves, en français et en tant que prof principale.

20 ans de carrière, et c’est la 1ère fois que ça m’arrive.

« Un privilège que d’avoir été préservée jusque-là, c’est partout comme ça maintenant, et c’est 36 au lycée !», penseront peut-être certain·es, avec résignation, désemparement, ou dédain (pour celles et ceux qui ne voient aucun problème à ces effectifs…).

Pourtant, doit-on vraiment considérer comme un privilège le fait de travailler ou de vouloir travailler dans des classes à 20 élèves ? Devons-nous accepter et nous résoudre à ces classes surchargées, auxquelles les politiques veulent nous habituer, gouvernement après gouvernement ?

Parce que la réalité des classes à 30, la voici.

Des classes à 30 ?

L’angoisse, à la prérentrée. 30 élèves, comment est-ce qu’on va arriver à travailler ? Une 4ème en plus, avec les problématiques adolescentes et scolaires propres à ce niveau ? Déjà, les 6ème à 28 ou 29, c’était impossible, mais alors là… Mais pourquoi est-ce que j’ai voulu être prof principale d’une 4ème ?

La veille de ma première rencontre avec les élèves, c’est l’angoisse qui domine, et c’est inédit dans ma carrière.

Bien heureusement, cette appréhension a été vite remplacée par le soulagement : ils et elles sont 30, peut-être, mais restent des jeunes, des enfants, souriant·es, parfois provocateur·rices, avec l’envie de s’amuser, mais aussi de travailler, de progresser, et… d’être accompagné·es pour cela.

À chaque entrée en classe, c’est donc une sensation de défilé interminable… « Bonjour ; bonjour, comment ça va aujourd’hui ; bonjour, oui ça va merci ; bonjour, eh bien alors, qu’est-ce qui t’arrive aujourd’hui ? », etc. J’en souris, finalement, je me détends.

En plus, ma salle est grande, coup de chance ! Et heureusement, car les 30 places deviennent très vite 31, pour accueillir dignement la collègue AESH, avec une table, et pas seulement une chaise comme cela se fait ailleurs (faute de place… ou de considération!).

Mais avec 30 élèves, je m’en rends vite compte, c’est encore plus difficile d’avoir l’œil sur tout le monde. Pendant quelques minutes, on est avec Gorgia(1) pour lui reformuler la consigne, mais une partie de notre cerveau n’arrive pas à rester concentrée sur cet échange, car on sait que de l’autre côté de la classe, ça bouillonne et que là-bas, Kamel a besoin d’aide pour démarrer, sans compter ces quatre élèves qui ont presque terminé le travail et qui souhaitent avancer.

Parce qu’une classe, dans l’école publique et inclusive que nous défendons, c’est aussi ça : un ensemble hétérogène d’élèves, avec un bagage scolaire inégal, de cultures différentes, aux capacités cognitives ou linguistiques parfois singulières. Celles et ceux que l’on appelle Ulis(2), UPE2A(3), ou encore à BEP(4), mais aussi ces élèves « sans étiquettes », qui ont besoin d’un coup de pouce pour se lancer, d’une attention particulière pour avoir confiance, ou d’un accompagnement plus conséquent pour ne pas décrocher de l’école.

La voie pédagogique

Depuis plusieurs années, le fonctionnement en pédagogie Freinet me permet de surmonter certains écueils de l’hétérogénéité et de ne pas me faire piéger par un désarroi qui peut pousser à souhaiter des classes homogènes ou, pour le dire clairement, des classes de niveau (prétendument plus faciles à « gérer », mais aussi inévitablement plus inégalitaires et excluantes).

Pédagogie Freinet, donc. À commencer par la mise en place du premier Plan de travail (PDT) de l’année, alliant activités de lecture, d’écriture, réflexion sur la langue et travail libre.

Chacun·e à sa tâche, avec la possibilité de s’appuyer sur les autres pour avancer, l’ambiance s’apaise et les plus récalcitrant·es s’y mettent aussi, à leur rythme, selon leur choix. De mon côté, je peux passer voir chaque élève, répondre aux sollicitations, guider celles et ceux qui en ont le plus besoin. Le PDT me permet très vite de connaître les élèves en les voyant se confronter directement et concrètement au travail.

C’est ce que je crois…

Au bout de la deuxième heure, je me rends vite compte que le bilan n’est pas aussi satisfaisait que d’habitude. Il y a au moins six élèves que je n’ai pas vu·es, avec qui je n’ai pas amorcé de dialogue. L’insatisfaction grandit, le bouillonnement et la dispersion reprennent, je suis épuisée, physiquement, mentalement…

Conflits éthiques, partout, tout le temps

30 élèves en effet, cela exige de faire des choix, conscients ou non… j’en fais le constat, très concrètement et très précocement cette année. Et c’est une véritable violence.

Des choix pour gérer le nombre et l’hétérogénéité.

Des choix pour limiter le bruit qui monte très vite, et ne pas me laisser envahir par la fatigue qui en découle.

Des choix pour travailler avec les élèves difficiles, ou pour… les contenir.

Parce qu’il y a – c’est bien là toute la violence – ces choix qui s’annoncent, bien que je les repousse le plus possible : choisir les élèves que je vais pouvoir accompagner, et les élèves que je ne pourrai pas accompagner comme ils et elles en ont besoin. À qui vais-je prendre le temps de répondre longuement, à qui ne vais-je répondre que par une courte phrase ? À côté de qui vais-je poser ma chaise, crayon en main, pour construire un étayage plus conséquent ? À qui vais-je faire le signe de patienter, pour l’oublier tout aussitôt, alpaguée par un·e autre élève ? Quel·le jeune ne vais-je ni voir ni entendre pendant plusieurs séances ?

Lorsque l’institution me demande de travailler avec des classes à 30 élèves et prétend que je peux être attentive à chacun·e, que je peux les accompagner dignement dans leur parcours scolaire, l’institution me demande l’impossible et elle le sait. Moi-même, je le savais et je l’expérimente à présent.

Je me retrouve devant ce que les sociologues du travail appellent un « conflit éthique », que bien des collègues vivent aussi. À savoir une contradiction brutale, inacceptable et source de souffrances, entre ce que l’organisation de notre travail nous impose et les valeurs que nous défendons, la manière dont nous devrions travailler.

Au final, je crois bien que je fais exactement ce que l’institution attend de moi, en imposant ainsi de plus en plus de classes surchargées : elle attend de moi, de nous, que nous fassions des choix, que nous fassions du tri entre les élèves, que nous contribuions au maintien d’une école inégalitaire et faussement inclusive.

La voie de la lutte, pédagogique et syndicale

Et cela ne va pas pouvoir continuer ainsi, cela ne doit pas continuer ainsi, car c’est exactement l’opposé de ce pour quoi je lutte quotidiennement, pédagogiquement et syndicalement, avec mon syndicat et les collectifs auquel je participe, qui me nourrissent et qui m’appuient.

Alors, en classe, je reste confiante. Le lancement du conseil des élèves va assurément nous donner des pistes pour surmonter collectivement certaines difficultés et apprendre à mieux travailler ensemble. Tout ce que j’ai appris de mes pair·es, du côté de la pédagogie critique, va aussi me permettre de questionner et tenter de subvertir, de l’intérieur, le projet politique inégalitaire de l’institution.

Mais pour les causes initiales, politiques et institutionnelles, ces causes qui nous conduisent à faire ces choix, à éprouver ces conflits éthiques, à tomber parfois dans la désespérance ou la déploration, ou encore à céder à l’injuste culpabilisation des familles et des élèves, prétendument « peu impliqué·es », il n’est que l’engagement et la lutte pédagogique et syndicale qui puissent nous faire remporter des victoires, localement et nationalement, pour les conditions d’études des jeunes, pour nos propres conditions de travail.

Pour une école égalitaire, réellement inclusive et juste, nous n’aurons que ce que nous prendrons !

J., militante à Sud éducation 78 et membre de Questions de classe(s)

Un texte en écho : 23

(1) Les prénoms ont été modifiés.

(2) Ulis : Unité localisée pour l’inclusion scolaire, pour les élèves en situation de handicap.

(3) UPE2A : Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants

(4) Élèves à BEP : à Besoins éducatifs particuliers.

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