Irène Pereira, auteure de Paulo Freire, pédagogue des opprimé.e.s, une introduction aux pédagogies critiques (collection N’Autre école, Libertalia) nous présente ici la trame d’une “séquence” s’appuyant sur les principes des pédagogies critiques.
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1. Partir des expériences vécues
En s’appuyant sur l’expérience des élèves, cela permet de commencer à construire le sens des apprentissages en la rattachant à la mémoire auto-biographique des apprenants :
« respecter les savoirs avec lesquels arrivent les apprenants, surtout ceux des classes populaires – savoirs socialement construits dans la pratique communautaire – mais aussi, comme je l’ai suggéré il y a plus de trente ans, de discuter avec les élèves la raison d’être de quelques-uns de ces savoirs en relation à l’enseignement des contenus » (Paulo Freire, Pédagogie de l’autonomie).
2. Donner accès à des « connaissances puissantes »
Mais l’éducateur critique n’en reste pas à l’expérience vécu : « Par exemple, quand j’insiste sur le fait que l’éducation dialogique part de la compréhension que les élèves ont de leurs expériences quotidiennes, que ce soit ce soit des élèves de l’université ou des enfants du premier degré, ou des ouvriers dans un quartier urbain, ou paysans de l’intérieur, mon insistance de commencer en partant de sa description de sa propre expérience de vie quotidienne se base sur la possibilité de commencer à partir du concret, du sens commun, pour parvenir à une compréhension rigoureuse de la réalité. […] [Mais] La rigueur scientifique vient d’un effort pour dépasser la compréhension naïve du monde . » (Freire e Shor, Medo e Ousiadas)
La pédagogie critique donne accès aux élèves à des « connaissances puissantes » :
« La pédagogie critique ne peut pas se permettre d’éviter le défi posé par la nécessité d’acquérir des « connaissances puissantes » (…) On peut donner une « connaissance puissante » différemment de la manière traditionnellement d’enseignée, en insistant sur les dimensions idéologiques pour que cette connaissance ne reste pas un instrument de reproduction et de domination, mais devienne, par l’appropriation critique individuelle et collective, véhicule de transformation sociale à fin socialement justes. (Peter Mayo, « La pédagogie critique comme paradigme »).
Ainsi, Paulo Freire écrit-il : « L’éducateur libérateur éclairera la réalité même avec des exposés de cours. La question, c’est celle du contenu et du dynamisme de la classe, la manière dont l’objet à connaître est abordé. Est-ce que l’enseignant oriente les étudiants pour une société de type critique ? Est-ce qu’il stimule la pensée critique ou non ? » (Medo e Ousiadas)
3. Expliciter comment et pourquoi
L’enseignant* transformateur/trice explicite les stratégies d’apprentissage :
« Cependant, vous ne faites pas des résumés seulement pour montrer aux élèves que vous savez faire un résumé. Ce n’est pas une question de vanité ou d’orgueil de professeur. Non, vous êtes un éducateur. Vous faites des résumés pour leur montrer comme faire un résumé. Toutes ces choses sont contenues dans votre action dialogique comme un exemple d’activité critique. […] Vous devez attirer l’attention des élèves vers le fait spécifique du résumé, comme moment de leur éducation, et sur en quoi consiste cette tâche de résumer. Cela constitue la réflexion spécifique du professeur sur le résumé, il dirige l’attention critique des étudiants, en leur révélant la façon de le faire. » (Freire e Shor, Medo e Ousiada)
4. Mettre en œuvre un dialogue critique :
Le défi de l’enseignement, tel que le conçoivent Paulo Freire ou également bell hooks, consiste dans le fait de parvenir à créer dans la salle de classe une communauté de recherche critique :
« Évidemment cela ne signifie pas qu’au nom de la défense de la curiosité nécessaire, nous devons réduire l’activité d’enseignement à un simple va-et-vient de questions et de réponses qui peut aussi devenir fastidieux et stérile. Le caractère dialogique de l’échange ne nie pas la validité des moments d’explication, de narration pendant lesquels le professeur expose sa connaissance de l’objet et parle de l’objet. L’essentiel est que professeur et élèves sachent bien que leurs postures respectives s’inscrivent dans le dialogue, l’ouverture, la curiosité, le questionnement, et non dans la passivité, que ce soit dans l’écoute ou dans la parole. Professeur et élèves doivent s’assumer comme étant épistémologiquement curieux. » (Paulo Freire, Pédagogie de l’autonomie)
Cette communauté de recherche critique suppose de réussir à aller contre la « culture du silence » (Freire), qui réduit au silence les dominées. Dans notre société, ce sont bien souvent les femmes qui se sentent les moins légitimes à prendre la parole dans un groupe d’étudiant-e-s.
5. Apprendre à transférer ses connaissances critiques pour analyser la réalité :
Mais, il ne s’agit pas seulement d’apprendre à réfléchir de manière critique, il s’agit également d’apprendre à utiliser ses connaissances dans des situations complexes proches de la réalité sociale :
« Par exemple, certains éducateurs radicaux comme Jeff Duncan-Andrade et Ernest Morrel sont en train d’apprendre aux élèves du secondaire à devenir des sociologues radicaux qui peuvent analyser leurs propres collèges comme des institutions de domination, de colonisation et de contrôle social. » (Entretien Peter McLaren, 2012)
6. Apprendre à agir pour transformer la réalité
Le théâtre forum d’Augusto Boal donne la possibilité d’aider à gagner en pouvoir d’agir puisque les apprenants doivent jouer des situations qu’ils ont vécu d’injustice sociale et intervenir pour transformer la situation.
Paulo Freire, pédagogue des opprimé.e.s, une introduction aux pédagogies critiques , Irène Pereira, collection N’Autre école n° 10, Libertalia, 2018.
Critique de la séquence de pédagogie critique
Indépendamment de la nature et de la pertinence des principes pédagogiques ici énoncés – et avec lesquels je suis en plein accord – je veux exprimer deux réserves, critiques bien sûr pour rester dans le ton :
1. Comme pour la non-pipe de Magritte, je dirais “Ceci n’est pas une séquence pédagogique”… Car une “séquence” se déploie dans le temps et s’appuie sur une réalité didactique concrète. Et elle prouve son mouvement pédagogique en avançant vers son aboutissement programmé et minuté.
Rien de tel ici. C’est tout au plus le Discours de la Méthode. Et nous sommes invités à lui donner de la consistance et du corps.
2. Mais comme dans tout discours méthodologique, nous trouvons ici des affirmations péremptoires présentées comme indiscutables et donc non discutées. “Faites ce que je dis et pensez comme je pense…”
Alors dans mon agacement de principe, je vais être très (trop ?) regardant sur la façon dont on me parle et m’écrit. Et du coup je me retrouve à me faire in petto des remarques de cuistre correcteur :
– On ne dit pas “ces savoirs en relation à” mais “avec”.
Et encore :
– mon insistance de commencer […] se base sur la possibilité de commencer
-On peut donner une « connaissance puissante » différemment de la manière traditionnellement d’enseignée
-Vous devez attirer l’attention des élèves […] sur en quoi consiste cette tâche de résumer.
Etc. Allez, j’arrête. Je ne sais qui a abimé de la sorte les textes originaux par une traduction qui en trahit certainement la forme. “Mal nommer les choses, ajoute au malheur du monde” (Camus). Et ici, essentiellement au mien…