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Une place dans la classe ?

Nous sommes fin septembre, dans une classe de 5ème pleine d’élèves pétillants et très vifs, parmi lesquels les conflits sont aussi très fréquents en ce début d’année.
Ce vendredi, un groupe d’élèves arrive en retard, le visage fermé, et l’insulte au bout des lèvres pour quelques-uns. Je devine qu’un nouvel incident a eu lieu dans la matinée. Question d’habitude, nous prenons un moment pour discuter, faire émerger les faits et les reproches, et retrouver un esprit plus apaisé, indispensable pour entrer dans la séance de français. Lorsque je sens que les élèves sont prêts à mettre de côté leurs différends, je conclus en leur disant que les désaccords sont normaux et qu’ils ont montré par cet échange qu’ils étaient capables de gérer leurs conflits autrement que par la violence. Bénédicte* souhaite ajouter à la conclusion : « Oui mais, madame, vous avez vu, on s’entend bien dans la classe quand même. On travaille bien en groupes, on arrive tous à s’aider et à discuter ».

C’est alors que Souleïmane*, dont les interventions sont rares, mais toujours déstabilisantes par leur pertinence, prend la parole : « Non mais moi je ne suis pas vraiment d’accord avec Bénédicte. Elle dit qu’on arrive à s’aider, mais moi je trouve que Alexandre*, on le met à part. Pourquoi il est dans notre classe, en fait ? C’est pas sa place ici. » La brutalité des propos me laisse sans voix. Mais ce n’est pas un mal, car cela permet à Souleïmane de poursuivre : « C’est pas méchant, madame, mais c’est vrai, nous on le voit, il comprend rien… Il est perdu depuis qu’on le connaît. Il devrait aller en Segpa, au moins. » Et plusieurs élèves abondent dans son sens, exprimant leur incompréhension face à une situation qui les choque et qui leur paraît sans doute injuste pour leur camarade, absent ce jour-là.

Un regard critique et incisif sur l’école et les adultes

Ces quelques mots, prononcés spontanément, sont un concentré des constats, interrogations et remises en questions que nous, enseignants, avions déjà faits à propos de cet élève dont le parcours est bien complexe, j’y reviendrai.

Et en même temps, ces propos, pleins d’une empathie maladroitement formulée envers leur camarade, traduisent également un regard critique et incisif sur l’école et les adultes qui la composent. Quelle place l’école fait-elle aux élèves différents ? Quels accompagnements propose-t-elle aux familles qui sont dans l’incertitude (celles qui ont fait le constat de la différence, celles qui ont peur d’y mettre un nom, celles qui attendent qu’un diagnostic soit posé par les professionnels du champ médical, ou encore celles qui refusent de faire ce diagnostic) ? Quelles responsabilités les adultes de l’école portent-ils lorsqu’un élève est laissé sur le carreau de manière si flagrante et si durable ?

Face à ces questions qui me déroutent, je choisis l’honnêteté, toujours. Je dis à mes élèves que je comprends et partage leur malaise, que la situation d’Alexandre nous préoccupe autant qu’eux et que nous y travaillons de notre côté, mais pouvons aussi y travailler ensemble, élèves et enseignants.

En effet, si j’ai ressenti ce moment comme un reproche, désagréable certes mais légitime, envers l’Institution, je l’ai aussi perçu comme une sorte de requête de la part d’élèves qui se trouvaient démunis face à leur camarade, ne sachant comment faire pour l’aider et le soutenir.

Comment s’entraider ?

Je décide donc d’introduire dans mes cours une plus grande part des pédagogies coopératives ( 1) que je mets habituellement en place avec les travaux de groupes, afin de les rendre plus présentes et quotidiennes. Pour cela :

– Les travaux de groupe sont mis en place plus fréquemment, et prennent des formes variées (constitution de panneaux plus ou moins créatifs, travaux de recherches sur un sujet donné, analyse comparative entre un texte théâtral et sa mise en scène, jeu théâtralisé consistant à se mettre dans la peau d’un grand voyageur après avoir étudié et lu des extraits de ses œuvres, par exemple). Dans ces situations, les élèves sont amenés à mettre en commun leurs idées pour les discuter, les défendre, les nuancer et produire un travail qui rende compte de la diversité de leurs points de vue (il y a toujours une part de collectif et d’individuel dans les productions). Je vois des élèves relire des textes, se montrer des extraits pour « prouver qu’ils ont raison », chercher des définitions dans le dictionnaire ou encore vérifier des terminaisons dans leur manuel, ce qui est une démarche d’appropriation des connaissances que j’encourage. J’en vois d’autres mettre leur énergie au service de leurs camarades en les poussant, parfois littéralement, à être plus actifs – acteurs – dans les échanges du groupe. Ils apprennent ainsi à s’écouter, à s’expliquer leurs idées et à comprendre et accepter leurs différences.

– Dans des travaux individuels, j’ai suivi deux orientations. La première consiste à mettre en place l’entraide entre les élèves : chacun étudie les notions à son rythme, suivant un plan de travail donné. Au tableau, trois colonnes : « Je peux aider / J’ai besoin d’aide / J’ai une question » et les élèves vont et viennent dans la classe pour noter ou effacer leur nom au fur et à mesure qu’ils avancent dans le travail, qu’ils aident quelqu’un ou qu’ils bénéficient de l’aide de leurs camarades ou de leur professeur. Les deux premières fois ont été chaotiques – et très amusantes pour moi – : les élèves étaient perdus, cherchaient sans cesse mon approbation, car ils n’avaient pas l’habitude de cette liberté et de cette autonomie. Mais très vite, les choses se sont installées, assez naturellement. Ces processus de coopération permettent donc à chacun de bénéficier d’aides variées, mais aussi de voir qu’il peut, à un moment donné, être lui-même sollicité par ses camarades pour expliquer, montrer ou conseiller. Il me paraissait essentiel que les élèves développent cette confiance en leurs capacités à aider les autres, qui n’existait pas lors de notre discussion de septembre.

La seconde orientation que j’ai suivie pour les travaux individuels a consisté en une exposition régulière et un partage des travaux individuels (des cartes mentales, des haïkus imaginés et illustrés par les élèves, un « carnet de découvertes culturelles », une présentation de recherches effectuées sur un personnage héroïque de leur choix…). Les élèves étaient à chaque fois libres d’expliquer leurs démarches ou de simplement montrer le fruit de leur travail à leurs camarades. La classe pouvait être transformée en salle d’exposition où chacun circulait librement pour regarder (voire commenter) le travail des autres. L’échange pouvait aussi prendre la forme d’exposés oraux très libres. Ces présentations ont constitué des moments d’émulation très riches, les uns s’inspirant des idées et des démarches des autres. Mais elles ont aussi été l’occasion de mettre en valeur les qualités de chacun (qualités réflexives, artistiques, théâtrales, créatives, logiques, oratrices…). Les élèves ont pu voir qu’à tout moment de la vie de la classe, il était possible de faire preuve de cohésion, par l’entraide comme par la reconnaissance des individualités.

A travers chacune de ces démarches, il était donc question d’initier les élèves à la coopération, de les outiller afin qu’ils puissent s’entraider, et aider Alexandre, point de départ de nos préoccupations. Et il faut dire que les effets ont été plutôt bénéfiques. L’atmosphère de la classe s’est apaisée et stabilisée. Les élèves ont gagné en autonomie, en engagement personnel et en dynamisme. Ils ont appris à travailler en groupes, dans un esprit d’écoute et de respect mutuel. Pour plusieurs, ils ont été volontaires pour aider Alexandre, dans les activités scolaires mais également dans la construction de ses rapports avec les autres, élèves ou adultes (car Alexandre a des difficultés communicationnelles et relationnelles très envahissantes). Lui-même ne s’est plus senti stigmatisé, puisque le système d’aide et de tutorat était généralisé à tous les élèves de la classe.

Avec plusieurs collègues, nous avons constaté une belle amélioration de son attitude en classe et avec les autres : Alexandre cherchait à travailler, à progresser, à tenir correctement ses cahiers, ce qui était assez inédit depuis son arrivée au collège. Il était moins agressif avec ses camarades et recherchait même le dialogue avec quelques adultes.

Et pourtant, nous voici maintenant en juillet. Les conseils de classe sont terminés et les décisions de passage ont été entérinées. Et si Alexandre a beaucoup appris et évolué en classe, la fin de l’année a été extrêmement difficile. Ce qui m’oblige maintenant à revenir sur son parcours plus que complexe.

Là où la pédagogie trouve ses limites…

 A son arrivée en France, Alexandre est passé par la case UPE2A, puis, en fin de 6ème, par des tests avec la Conseillère d’Orientation Psychologue, qui évoque une orientation en Segpa (2). La famille refuse, et ne semble pas prendre conscience – ou accepter – les différences de l’enfant. Le voici donc en 5ème. On reparle de tests avec la COP, mais ceux de l’année passée ont été… égarés, et il faut recommencer. Malheureusement, notre COP est en arrêt et il faut attendre son remplacement qui se fait, coup de chance, assez rapidement. Mais il nous faut patienter, encore, passer après les élèves de 3ème, voire de 4ème, pour qui se décide l’orientation en fin d’année. Enfin, on refait des tests, on reparle d’orientation, en Ulis (3) cette fois. La professeure principale et le principal adjoint font des pieds et des mains pour recevoir la famille, et en être compris. Les parents acceptent de remplir le dossier MDPH (4) mais quand vient le jour de le remettre officiellement, ils ont changé d’avis. Quelques semaines après, les conséquences sont visibles : le pic d’efforts fournis pendant 3 mois par Alexandre redescend brutalement, et ressurgissent alors les écueils d’autrefois (conflits avec les autres, victimisation, difficultés à entrer en communication avec les adultes, refus de travailler en groupes, volonté de se mettre à part, seul). Au dernier conseil de classe, nous avons appris que la famille avait de nouveau changé d’avis et acceptait de constituer le dossier MDPH. Sauf que… la commission est déjà passée, il faudra attendre l’an prochain. Sauf que… l’Ulis de notre collège n’a plus aucune place et il faudra donc changer d’établissement. Sauf que… la famille n’est peut-être pas prête à ce qu’Alexandre change d’établissement. Et donc, on le retrouvera sans doute en 4ème, dans les mêmes conditions, sans accompagnement spécifique, sans même savoir de quelle nature est son trouble, mais avec, aussi, une année d’échec de plus, avec tout ce qu’elle comporte de souffrance et de révolte pour l’instant silencieuse.

Dans tout cela, je ne jette la pierre à personne. J’ai bien conscience que les nœuds sont nombreux et très complexes, mais je constate que c’est autour de l’élève qu’ils se resserrent. C’est l’élève qui étouffe et est empêché d’apprendre, de grandir, de s’épanouir, de trouver une place à l’école et une perspective plus réjouissante.

Quelle que soit la bonne volonté des enseignants et des élèves pour accompagner Alexandre, ne serait-il pas nécessaire, parfois, de sortir des cadres, de bousculer un peu cette Institution dont les rouages paraissent parfois si rouillés, si inadaptés à la vie et aux élèves tels que nous les voyons dans nos classes ?

En cette fin d’année où l’on a cru bon de remettre au goût du jour le redoublement, le cas d’Alexandre est plus que parlant : quelle que soit la décision prise, si les conditions de scolarisation ne changent pas, si aucun accompagnement face aux difficultés n’est proposé, comment imaginer que cela changera quelque chose ?

*Note : tous les prénoms ont été changés.

1. Inspirées de C. Freinet et de S. Connac, notamment.

2. Ulis : Unité Localisée pour l’Inclusion Scolaire.

3. MDPH : Maison Départementale des Personnes Handicapées, auprès de laquelle il faut déposer un dossier pour être reconnu comme personne en situation de handicap (après tests, avis d’une commission…) et avoir ainsi accès aux aides, humaines, matérielles et financières, liées au handicap. C’est une démarche propre aux familles, que l’école ne peut pas faire à leur place.

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