Longtemps sous-estimé, le projet éducatif de l’extrême droite fait heureusement aujourd’hui l’objet d’une analyse et d’une dénonciation par celles et ceux qui ne se résignent pas à laisser s’installer son hégémonie idéologique et… scolaire.
Cependant, dans le mouvement antifasciste contemporain, la question pédagogique, que ce soit dans ou hors de l’institution, reste encore trop souvent un point aveugle, ou du moins insuffisamment pensé et étudié.
À travers cette série d’articles, nous nous interrogerons sur la notion de pédagogie antifasciste, sa nécessité, ses racines historiques et son actualité, ses finalités mais aussi ses limites. Il s’agira d’explorer les contours d’une éducation d’autodéfense populaire en tentant d’éviter de la réduire à de simples modèles et recettes didactiques ou à des concepts, par trop généraux et en cela potentiellement inopérants. Comme dans toute pédagogie, il convient au contraire d’articuler pratiques et théorie – et même d’en faire, pour reprendre la célèbre formule d’Émile Durkheim « une théorie pratique » – afin d’élaborer et de mettre en œuvre un processus éducatif qui puisse contribuer à la transformation du monde et des rapports sociaux. En cela, la pédagogie antifasciste ne peut être dissociée d’un projet social, politique et culturel.
L’objet de cette contribution inaugurale est de proposer une première définition du « fascisme scolaire » et de ce que pourrait être, en miroir, une pédagogie antifasciste.
La définition du fascisme ne cesse de faire débat, tout comme le fait de qualifier les principaux mouvements d’extrême droite contemporains – en France et à l’étranger – comme relevant ou pas du fascisme. Les querelles autour de ces questions ne manquent pas d’intérêt. Certes, le premier rôle d’une pédagogie antifasciste serait de travailler une telle définition, de manière à savoir à quoi elle s’oppose, à qualifier ses ennemis, mais la question de l’étiquette ne doit pas nous paralyser. Dans un premier temps, il s’agit d’identifier les grands principes qui structurent l’idéologie et l’action politique de ces courants d’extrême droite qui se caractérisent tous par un projet autoritaire, réactionnaire, identitaire et nationaliste ainsi que par une promotion assumée des inégalités et des hiérarchies.
Dans le domaine éducatif, suivant cette vision du monde, la valeur d’un·e enseignant·e se mesurerait à son autorité (« naturelle ») et le modèle scolaire – en classe, dans l’établissement comme à tous les échelons de l’institution – se devrait de prôner une obéissance absolue. L’ordre et la discipline devront y régner, sans aucune contestation ni remise en question. Le port d’un uniforme visibilisera l’inspiration militaire, policière et sécuritaire d’écoles casernes qui ne font pas mystère de vouloir encadrer et enrégimenter la jeunesse. L’un des initiateurs du Collectif Racine (mouvement des « enseignants patriotes » initié en 2014 par le FN) en résumait toute la philosophie : « Redresser les corps pour redresser les esprits afin de redresser la nation ».
La nostalgie de l’école d’antan, qui prend bien soin de ne pas souligner le caractère socialement inégalitaire de celle-ci, légitime une dynamique réactionnaire telle que l’a définie Jean-Michel Barreau : « Conservateur en colère, le réactionnaire veut maintenir l’ordre “naturel” des choses et se donne les moyens autoritaires de le faire. [Il est aussi] assurément un réformateur, mais un réformateur qui réforme à reculons : en reculant dans l’histoire et en reculant dans le social, dans la justice et l’égalité. »1 . C’est bien à l’aspiration d’une école démocratique qu’il s’agit de mettre un coup d’arrêt en revenant à la situation d’avant 68 (ou d’avant la Libération…). Cette contre-réforme scolaire entend logiquement mettre au pas toutes celles et tous ceux – pédagogues, syndicalistes, sociologues, historien·es critiques, etc. – qui entendent lutter au sein même de l’institution pour poursuivre ce travail de démocratisation et d’émancipation individuelle et collective.
En guerre contre les « pédagogistes » et le prétendu « nivellement par le bas », le fascisme scolaire rêve d’une école aux ordres, une école au service de sa vision du monde célébrant les « inégalités naturelles » (de race, de genre, de classe, etc.). Un programme toujours inspiré par celui qui a été tracé par Pétain dans son fameux discours d’octobre 1940 : « Le régime nouveau sera une hiérarchie sociale. Il ne reposera plus sur l’idée fausse de l’égalité naturelle des hommes, mais sur l’idée nécessaire de l’égalité des “chances” données à tous les Français de prouver leur aptitude à “servir”. » Un discours où il s’en prend également aux syndicats, décidant « l’interdiction absolue des “lock-out” et des grèves, par l’arbitrage obligatoire des tribunaux du travail […] ».
1Barreau Jean-Michel, L’extrême-droite, l’École et la République, petits détours par l’histoire, Syllepse, 2003, p. 93.
L’antifascisme, comme son nom l’indique, est un mouvement qui entend s’opposer frontalement aux forces réactionnaires – et pas seulement à celles se revendiquant explicitement du fascisme historique – mais aussi aux conditions sociales qui leur permettent de prospérer et d’attirer à elles les masses tout en les manipulant et en les leurrant. Aux trois sommets du triangle rouge1 qui lui sert de symbole, se trouvent : l’autodéfense face aux agressions physiques des nervis d’extrême droite, la lutte pour la justice sociale aux côtés des opprimé·es et exploité·es et enfin la question de l’information et de l’éducation. Ces trois dimensions se complètent et se nourrissent réciproquement. Concernant la dernière, celle qui nous intéresse ici, la pédagogie antifasciste est donc à la fois un mouvement d’autodéfense face au fascisme scolaire et un élément de la lutte sociale pour conscientiser les dominations et les inégalités afin de mieux les combattre. De même, elle entend mettre en adéquation ses finalités et ses modalités d’action pour rester fidèle aux principes (de justice, de solidarité, d’égalité et de radicalité2) qui l’animent. En cela, elle se refuse à défendre un système – ou une institution – qui participerait au développement du fascisme. Sa spécificité tient à son terrain d’intervention, hors de l’école (pour ce qui concerne l’éducation populaire) mais aussi dans l’institution elle-même où le fait de s’adresser à des enfants et des adolescents implique de veiller à ne pas franchir la ligne rouge qui sépare la pédagogie de l’embrigadement.
Pour esquisser d’ores et déjà une première tentative de présentation de la pédagogie antifasciste, que ce soit dans ou hors de l’école, celle-ci pourrait être définie comme une forme « d’éducation populaire d’autodéfense intellectuelle » contre les idées réactionnaires. Elle cherche à élaborer, développer et partager des pratiques antiautoritaires qui se proposent d’étudier son environnement et les rapports sociaux qui le traversent. Son objectif est de forger une pensée critique des mécanismes de domination afin d’être en capacité de mieux les connaître pour mieux les combattre en sortant de l’impuissance à agir dans et sur le monde. C’est donc fondamentalement une pédagogie de l’action et de la transformation sociale qui doit pouvoir être mise en œuvre dans différents contextes, aussi bien scolaires qu’extrascolaires, sans limite d’âge.
Mais cette ébauche de définition amène une série de questions, voire d’objections, qu’il convient de formuler et qui serviront de fil rouge aux prochaines contributions :
– en affichant explicitement son caractère militant, la pédagogie antifasciste ne risque-t-elle pas de devenir une forme d’endoctrinement et de propagande, comme elle a pu l’être en Allemagne de l’Est, par exemple avec un « antifascisme d’État » ? Peut-on encore parler de pédagogie émancipatrice si la visée politique et le contenu des savoirs sont imposés de manière plus ou moins détournée et plus ou moins subtile ? Où se situe alors la limite entre éducation et manipulation ?
– toute à la fois antiraciste, antisexiste, antidiscriminations, anticoloniale, antiautoritaire, etc., comme son nom l’indique, la pédagogie antifasciste se positionne contre. Mais une telle posture d’opposition suffit-elle à définir un projet pédagogique global et mobilisateur ? Peut-on se contenter d’être « non-fasciste » quand l’urgence politique et sociale nous invite d’abord et avant tout à être antifasciste…
– enfin, alors que fleurissent toute une série « d’éducation à… » (à l’égalité, à l’environnement, à la sécurité routière, aux médias, à la santé, etc.), en quoi le projet éducatif de l’antifascisme peut-il se distinguer de ces actions ponctuelles et souvent peu encapacitantes pour le public visé et se présenter comme une pédagogie à part entière, avec ses propres finalités et ses propres pratiques ?
C’est à ces questions, et à d’autres qui ne manqueront pas de surgir au fil de la réflexion, que nous tenterons de répondre dans les prochaines contributions.
À suivre
Grégory Chambat, Questions de classe(s)
1. Barreau Jean-Michel, L’extrême-droite, l’École et la République, petits détours par l’histoire, Syllepse, 2003, p. 93.
2. Le triangle rouge est un des emblèmes du mouvement antifasciste. Arboré au début du xxe siècle par les syndicalistes révolutionnaires dans le cadre de la bataille pour la journée de 8 heures (les 3 sommets représentants les trois « 8 » – 8 heures de travail, 8 heures de repos et 8 heures de loisir…). Le triangle rouge est aussi utilisé dans les camps de concentration nazis pour y distinguer les prisonnier·es politiques d’autres interné·es. C’est en souvenir de cet usage que les militant·es antifascistes se le sont par la suite approprié.
3. Dans le sens de combattre « à la racine » les conditions sociales qui permettent au fascisme de prospérer.