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Un accident industriel

 

Ce qui se passe là, depuis le lundi 5 avril, est très grave : l’impossibilité de se connecter sur les services de classe à distance alors que nombre d’organisations prévenaient depuis longtemps que ça risquait d’être nécessaire, Il peut être difficile de comprendre que l’enseignement programmé à grand renfort de formulaires n’est pas possible auprès d’enfants ou de jeunes étudiants. On va essayer d’expliquer.

De quoi la « Continuité pédagogique » est-elle le nom ?

Lorsque le ministère nous présente sa solution, il l’inscrit dans le cadre technique “Ma classe à la maison” du CNED, dispositif préexistant à la crise sanitaire qui nous occupe. Sauf qu’il oublie de spécifier les conditions particulières requises pour mettre en place un parcours d’enseignement à distance auprès des élèves suivis dans un tel dispositif, et par exemple la nécessaire disponibilité en présentiel d’adultes agréés.
Le dispositif ressemble donc davantage à l’adaptation pure et simple des Formations Ouvertes A Distance (FOAD) du CNAM, qui elles sont dispensées à l’adulte, sur des créneaux très spécialisés, dans le cadre d’une formation continue, en contexte professionnel ou sur des supports d’ateliers à distance utilisés par Pôle Emploi. Les adultes concernés par les dispositifs mis en place par les DRH, outre qu’ils sont autonomes, effectuent pour la plupart une formation en prolongement de leur exercice et de leur expérience professionnelle, du reste ils sont également suivis en présentiel ou en tutorat rapprochés.
Il va donc de soi que l’adaptation pure et simple d’une FOAD à destination d’un jeune public en s’appuyant seulement sur des support numériques ne peut ni répondre à nos attentes ni aux obligations pédagogiques.

On comprend pourquoi les inquiétudes, les attentes et les interrogations des parents d’élèves comme des enseignants touchés par le confinement sont fondées et parfaitement légitimes. D’une part nos Parents d’élèves n’ont pas les mêmes disponibilités de manière homogène, et même s’ils en ont les compétences en tant qu’adultes ils ne sont pas réglementairement agréés par l’inspection de chaque circonscription, comme il en serait pour les adultes accompagnants dans les protocoles mis en place par le CNED. D’autre part les contenus mis en ligne sont, dixit la direction du CNED, une version allégée des cours et sans possibilité pour chaque élève du secondaire d’accéder à des corrections type ni a des validations réglementées.

Enseignement à distance ne veut pas dire innovation !

L’enseignement à distance français a été élaboré par le CNED à l’époque de la correspondance courrier suivant le principe monolithique de cours programmés .

Suites aux injonctions de la Cour des Comptes de 2009 à 2013 , la “numérisation ” n’a été rendue effective que pour permette l’industrialisation des corrections et remplacer les 3000 tonnes annuelles de courrier des années précédentes et les retards postaux mentionnés dans le rapport. Les copies sont désormais scannées et transmises numériquement par les élèves .  (cf rapports de la Cour des Comptes)

Les discours du ministère sur cette avance technologique ne doivent donc pas nous faire oublier concernant le primaire et le collège que ces “cours à distance” du CNED doivent obligatoirement être encadrés physiquement et accompagnés par un tuteur adulte, donc en présentiel.  Cette fonction d’accompagnateur dans le cadre des cours dits réglementaires, doit être agréée par leurs structures de scolarité. Ce qui revient à instaurer la proximité d’un adulte après de l’élève pour les 24 heures obligatoires d’enseignement hebdomadaire.  Ce dispositif s’applique par exemple pour les gens du voyage, les enfants du spectacle, etc.

Aujourd’hui les supports de transmission et les traitements des corrections ont donc la possibilité d’être traités numériquement. Cependant, si quelques dispositifs de communication et de présentation numérique sont progressivement mis en place, les principes pédagogiques, l’élaboration des contenus et la chaîne éditoriale semblent figés dans un modèle didactique passéiste et normalisé organisé en cours uniformes programmés à l’année. D’où cette appellation de « cours programmés » comme il en fut aux heures de la “leçon modèle” en vigueur jusqu’après guerre. Pour les enseignants, c’est ce qui rend ces cours difficilement adaptables et différentiables selon nos élèves surtout quand on songe à leur obligation à prendre en compte la diversité des contextes du territoire national, distribués entre tissus méga-urbain, métropolitains, domien etc..

Nous ne sommes plus dans le domaine du tutorat en ligne, lequel demande dix fois plus de ressources et d’intervenants, à savoir un tuteur pour quatre à cinq élèves avec de longues séances de visio et des coups de téléphone à la demande. Ce n’est pas non plus ce qui est défini dans le respect des normes didactiques d’une pédagogie inversée qui aurait été réduite au prolongement d’un enseignement hybride et ce, quelles que soient nos opinions personnelles vis-à-vis de ces pratiques pédagogiques.

Quant à la grande révélation de la méthode Singapour et de ses supports électroniques, reprise en exergue par nos dirigeants, elle est dénoncée par le gouvernement de Singapour lui-même, comme participant à un mauvais traitement et à un mal-être de l’enfance. (Cf les seules 3mn d’info d’ARTE magazine en 2019 )

Le ministère de l’éducation de Singapour a rappelé que ces entraînements intensifs prodigués dans une ambiance de compétition et de challenge permanent à l’insu des compétences de respect et de coopération entre les individus, ont été mis en place, suite aux attentes de parents d’une certaine catégorie sociale. Ces méthodes ont abouti à des entraînements prolongés en surplus des heures de cours en présentiel obligatoires. Au final on a assisté à un désastre moral et psychologique ou l’hyper compétition a poussé certains jeunes enfants jusqu’à la tentative de suicide.

Tout cela n’a donc rien à voir avec les affabulations d’un ministère qui prétend que les enseignants peuvent à eux seuls produire le même travail en utilisant ce genre de plateforme et en s’appuyant dans les foyers sur les parents auprès de leurs enfants, pendant 24 heures de cours obligatoires sous l’appellation “d’école à la maison”.

Lors d’une catastrophe industrielle, la première chose à faire est de stopper la machine

Dans ces conditions, l’annonce le mercredi d’un passage en “distanciel” 48 heures plus tard, sans la moindre anticipation ; le déni délirant du ministre sur les difficultés qu’elle a entrainée, soutenu par une presse au mieux totalement indifférente au pire carrément inféodée et qui reprend ses propos sans jamais les modaliser ; l’état de pré-panique qui gagne les élèves, les parents et les collègues, tout cela nous parait relever de ce qu’on appellerait dans d’autres domaines une catastrophe industrielle. Nous pesons nos mots comme on dit chez les pédants.

Maintenant, au vu de ce qui se passe, et pour éviter que les vacances ne sauvent une fois de plus ce ministre à la folie shakespearienne, nous appelons à arrêter la machine, à poser les cartables, même numériques.

Nous savons bien ce qui nous retient, une conscience professionnelle qui nous honore a priori : ne pas lâcher les élèves, éviter trop de décrochages… Or c’est précisément l’inverse qui est en train d’arriver : les décrochages ont eu lieu, nés de l’absence d’anticipation. Dans ces conditions, nous laisser choisir entre couvrir la gabegie en utilisant, hors cadre légal, des applications alternatives peu respectueuses du RGPD (comme Google meet, Discord, etc.) ou lâcher l’affaire et laisser les élèves dans la nature, c’est nous faire un chantage non seulement inacceptable mais encore nul et non avenu.
Les élèves et nous sommes dans le même bateau, contrairement à notre ministre qui, comme l’a souligné un parent profbasheur sur twitter, n’est pas celui qui fait cours. Or accepter l’alternative, c’est mener ce bateau de Charybde en Scylla. Mettons en panne, refusons de passer le détroit et posons nous sur une belle plage de Sicile ou de Calabre pour prendre le temps de donner à nos élèves les moyens d’inventer ce monde d’après qui sera le leur et de réfléchir à nos pratiques peuvent apporter à présent.
De façon moins lyrique, il faut bien dire qu’essayer de maintenir les choses c’est accepter :

  • de s’engager à suivre des programmes disciplinaires qui n’ont connu aucune remise en cause liée à la crise (hormis certes une ridicule correction strictement comptable sur le nombre de textes à l’Épreuve Anticipée de Français du bac)
  • de maintenir telles quelles, avec les conséquences que l’on sait, les conditions d’attribution de diplômes, de passages ou non en classe supérieure et d’orientation à venir de nos élèves
  • de continuer d’alimenter, comme si de rien n’était donc, l’horrible machine à tri Parcoursup, elle-même défaillante
  • de considérer que la situation elle-même, fut-elle sans incident technique, n’aurait aucune incidence sur les “capacités cognitives” de nos élèves (coucou M Dehaene), ce qui relève à nos yeux de la plus grave malhonnêteté

Aussi il nous semble qu’à ce stade, ce sont nos efforts pour maintenir l’illusion que ça fonctionne qui mettent nos élèves en danger, et qu’à l’inverse les protéger reviendrait à dire fermement : on ne peut pas travailler dans ces conditions là, ni pratiquement, ni éthiquement.

La stratégie du choc appliquée à l’éducation nationale

Sans compter le cynique pari (le mot est à la mode) managérial d’un système de pression cumulative,  à l’intérieur de la corporation : le collègue qui, de bonne foi, accepte d’utiliser des outils autres que ceux que le ministère et les collectivités locales s’engagent à mettre à notre disposition donne à son insu les moyens de mettre en difficulté le collègue qui refuse, en toute bonne foi lui aussi, par des jeux de pressions que l’on connaît (des parents, parfois des élèves, des personnels d’encadrement aussi). Il est urgent pour nous, enseignants, de comprendre que personne n’est en cause individuellement, que, comme le disait joliment le philosophe Gaston Bachelard : “Les gens sont ce qu’ils peuvent être et c’est déjà bien” ; ensuite de prendre conscience, très vite, que nous constituons un collectif de travail fort (800 000 personnes au moins, sans compter les soutiens) et que nous pouvons convaincre collectivement qu’on ne peut pas jouer impunément avec les enjeux de l’éducation, qui concerne directement 14 millions de personnes, soit à peu près 20% de la population.

Pour le dire autrement et par l’exemple : Jean-Michel Blanquer peut bien s’accrocher tant qu’il peut à son “grand oral”, si tous les examinateurs décident qu’il n’aura pas lieu, il n’aura tout simplement pas lieu.

Enfin, sur un strict plan pédagogique, chacun de nos gestes d’éducateurs étant porteur de sens pour nos élèves, il nous semble qu’en continuant d’accepter de travailler dans ces conditions, nous leur enseignons l’air de rien qu’il vaut mieux faire même avec le pire que refuser des conditions indignes, ce qui, pour le moins, nous gêne. Il s’agit d’un problème dont nous devons nous emparer collectivement.

Nous appelons donc à cesser de répondre aux injonctions de la « continuité pédagogique » pour reprendre effectivement contact avec nos élèves, selon des modalités qu’il nous appartient d’imaginer, et pour, avant tout et quoi qu’il en coûte, préserver leur bien être et un peu le nôtre aussi, condition sine qua non de tout dispositif « apprenant ».

Bon courage chers.ères élèves, parents et collègues.

(Ce texte est une réaction à chaud, il a été écrit conjointement par des membres du collectif Questions de classe(s) et des participants au groupe d’échange “Pédagogie solidaire”. Si vous souhaitez vous joindre à la démarche, n’hésitez pas à nous le dire, par message ou dans les commentaires)

illustration : By Sylvain Pedneault – Self-photographed, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=3616567

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