Texte lu à l’occasion de la venue de la “Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession» par les enseignants du lycée Paul Eluard de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Cette commission a été constituée à la demande du sénateur UMP Bruno Retailleau, une semaine après les attentats des 7 et 9 janvier. Les intentions de Retailleau sont claires : il présuppose en effet que le nombre d’incidents ayant émaillé la « minute de silence » a été sous-estimé, et que « Ces incidents ont mis au jour un malaise plus profond caractérisant l’éloignement d’un nombre croissant d’élèves de la morale républicaine » (sic).
Déclaration des personnels du lycée P. Eluard à la commission d’enquête sénatoriale
Mesdames, Messieurs,
Nous nous adressons à vous au titre des représentants snes et sud du lycée, représentations majoritaires dans l’établissement et dans la logique du mandat que nous ont donné nos collègues.
Après avoir pris connaissance des conditions de création, des objectifs et des modalités de fonctionnement de la commission dont vous faites partie, nous refusons d’être entendus, car nous ne souhaitons pas cautionner une démarche qui a toutes les apparences d’un piège, d’un jeu de dupes et d’une entreprise idéologiquement réactionnaire.
Piège, parce que nous ne sommes pas auditionnés au sens juridique du terme, et que dès lors nous n’avons aucune garantie ni aucune certitude quant à la forme et à l’usage qui seront donnés à nos propos. Piège parce que nous représentons des gens que nous n’avons pas pu consulter tant les délais sont courts. Piège enfin, parce que nous n’aurons aucun droit de réponse alors que le rapport de
cette commission a valeur d’expertise.
Jeu de dupes parce que nous assistons depuis plus de dix ans à un rétrécissement drastique des moyens alloués à l’école publique, que ce soit en terme de personnels ou de formation, doublé d’une suspicion systématique quant à l’investissement et aux compétences des enseignants, et dont cette « commission d’enquête » n’est qu’une manifestation parmi d’autres. Oui, nous avons des difficultés à enseigner, mais elles tiennent au chômage de masse dont les familles de nos élèves souffrent tous les
jours, aux discriminations dont ils sont victimes, à l’insuffisance de médecins, de logements décents en Seine-Saint-Denis. Nous refusons que ces difficultés soient instrumentalisées au profit d’un discours visant à stigmatiser la jeunesse de Saint-Denis.
Entreprise idéologiquement réactionnaire enfin, parce que les discussions dûment transcrites entre les personnes auditionnées et les membres de la commission, dont nous avons pris connaissance sur le site du sénat, sont émaillées de propos qui ne laissent aucun doute sur les arrières-pensées politiques qui les sous-tendent. Nous n’ignorons pas ce qui a motivé la formation de cette commission, à savoir
l’existence de propos antisémites ou de réactions d’hostilité lors de la minute de silence qui a suivi les attentats du 7 janvier. Mais nous n’enseignerions pas à Saint-Denis si nous n’avions pas confiance dans nos élèves et s’ils n’avaient pas confiance en nous. Nous n’entendons pas confondre la formation des esprits, nécessairement complexe, émaillée de questionnements et de remises en cause, avec les symptômes d’une soi-disant désaffection républicaine généralisée. Nous accompagnons nos élèves dans la formation de leurs savoirs, condition de leur liberté, et refusons la mise au pas républicaine qui
se profile . Nous nous honorons de former l’intelligence et la culture de futurs citoyens, libres d’adhérer aux valeurs de la République, capables d’en comprendre la portée, et même de les critiquer rationnellement. Et ce n’est pas en arrachant des foulards à l’université qu’on fera adhérer les enfants de la République à ses valeurs, c’est en protégeant la liberté de conscience de chacun, ce qui est l’objectif de la laïcité.
Nos élèves, anciens, actuels et à venir, sont la France, celle qui crée, celle qui partage, celle qui inspire, celle qui invente. Plutôt que de vous alarmer de la disparition d’une autorité qui, pourtant, sourd avec violence dans les rapports sociaux comme dans les représentations collectives que vous assignez à nos élèves, faites donc une place à cette jeunesse de notre république.
Merci de nous avoir écouté. Nous n’avons pas mandat pour répondre à vos questions.