Voici maintenant plus de dix ans, dans un livre intitulé « Restez assis les enfants ! Chroniques pour une pédagogie libertaire », j’écrivais ceci : il est dans toute société des tâches inéluctables que nul ne choisirait d’accomplir… s’il avait le choix. Comment sont alors désignés celles et ceux qui auront, leur vie durant, à assumer ces besognes prosaïques, fort souvent mortifères ? Telle est au fond la question à laquelle doit répondre tout projet éducatif soucieux de justice sociale. Question sans doute plus actuelle que jamais.
En effet, depuis le discours prononcé par E. Macron à Nantes annonçant la création d’un concours spécifique « Talents » dans cinq écoles de la fonction publique le mot, talent, a fait florès accompagné le plus souvent de vocables et métaphores qui surgissent depuis quarante ans et plus dans le moindre commentaire du système éducatif : ascenseur social, égalité des chances, réussite (cordées de la), excellence (internats d’), mérite…
Passons rapidement sur l’improbable « ascenseur social », espace dont l’exiguïté limite nécessairement le nombre des « transportés », sur le quasi oxymore « égalité des chances » où les très hasardeuses « chances » pâlissent de leur confrontation avec la rigueur mathématique de l’égalité, pour en venir au « talent » et à son accouplement avec le providentiel « mérite » .
On le sait, le « talent » grec est une monnaie que l’on retrouve dans « la parabole des talents » de l’évangile selon Mathieu : un maître, avant de partir en voyage donne cinq talents au premier de ses serviteurs, deux talents au deuxième et un talent au troisième avec mission de les faire fructifier. A son retour le maître constate que les deux premiers ont fait fructifier leurs « talents » alors que le troisième n’a rien fait ce dont le maître est fort mécontent.
Quel est le sens de cette parabole ? Selon le professeur au Collège de France Pierre-Michel Menger (« Le talent en débat », PUF, 2018), ce texte dévoile la tension fondamentale entre mérite et inégalité. En effet alors que les talents ont été distribués parmi les humains de façon fort inégale (par qui, Dieu, la Nature, le Hasard ou la Providence ?), comment peut-on parler de mérite ? D’autant plus que, conçu comme la combinaison du talent et de l’effort (de la volonté) le mérite est censé justifier les inégalités ajoute P-M Menger.
Autrement dit l’inégalité est au fondement même du talent puisque les talents sont inégalitairement distribués, puisque nous ne sommes pas tous dotés ni des mêmes talents ni de la même capacité à mobiliser notre volonté. Et, précisément, qu’en est-il de cette volonté constitutive du mérite ?
Ici s’impose le recours à Spinoza qui, en rupture avec Descartes, démontre que la volonté n’est pas libre, car, déclare-t-il : « Il n’y a dans l’âme aucune volonté absolue, ou libre mais l’âme est déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause qui est aussi déterminée par une autre, et cette autre l’est à son tour par une autre, et ainsi à l’infini » (Éthique, proposition XLVIII). Autrement dit nous tombons à pieds joints dans le trope de la régression à l’infini d’où l’on ne peut plus s’extirper.
Aléatoire répartition de capacités hyperbolisées en talents, volonté amputée d’absolu et de liberté, le talent se retourne contre le mérite pour l’annihiler de sorte qu’il n’en reste rien sinon quelques débris constitutifs d’une fiction, d’une mystification qui participe ouvertement à la logique de domination (Choukri Ben Ayed).
Que deviennent alors les pauvres euphémisés en « défavorisés » dont les « talents » dégradés en « employabilités » sont depuis leur venue au monde, étouffés par la pauvreté, ces pauvres dont je pouvais dire il y a bientôt vingt ans :
Pauvres de toutes les pauvretés, non seulement celle que signale le bas salaire qui concernant les chômeurs et les inactifs, est moins qu’un salaire , une allocation, mais celle qui, impliquée par le bas revenu, mobilise toute énergie, toute réflexion, toute pensée dans l’accomplissement quotidien de tâches matérielles dont on se souvient qu’Aristote les confiait à l’esclave défini comme « celui qui, par nature, ne s’appartient pas à lui-même tout en étant un homme mais est la chose d’un autre… » (La Politique, Vrin, Paris 1995, p. 37). Cette pauvreté qui fait du pauvre celui qui ne s’appartient pas à lui-même car il est la chose d’un mode de vie le privant de la capacité de se penser autre qu’exécutant des tâches matérielles, mode de vie pauvre qui se décrit nécessairement en négatif : ne jamais penser à lire un journal, moins encore un livre, ne jamais penser « culturellement » mais toujours « matériellement », ce qui présuppose une imprégnation de l’esprit par des représentations tenaces, comme modelées par chaque geste quotidien qui n’est jamais autre que geste asservi dont le philosophe dit qu’il empêche de penser…(« L’école des riches, l’école des pauvres », La Découverte, 2001).
Qu’en est-il alors de la méritocratie au moment où le président de la République exhorte la jeunesse à retrouver la sève (sic) du mérite (Clermont-Ferrand, le 8 septembre 2020) ? Cette méritocratie définie en deux mots dans l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui déclare les citoyens égaux sans autre distinction que celle de leurs vertus (volonté) et de leurs talents ?
Cette méritocratie qui sonnant la fin des privilèges féodaux et héréditaires porte en elle une autre manière d’hérédité sous la forme du déterminisme social c’est-à-dire de la reproduction des positions sociales.
Ce n’est évidemment pas par des « concours spécifiques Talents » et autres « cordées », cache-misère s’il en fut, que l’on affrontera la redoutable question de l’inégalité scolaire, manifestation la plus déplorable de l’inégalité sociale. Ce n’est pas en pêchant quelques « talents » dans les ghettos, euphémisés en « quartiers », que l’on changera quoi que ce soit à la situation déplorable de la population des ghettos car, comme le dit Annabelle Allouch « La logique de ces mesures est celle de l’individualisation qui exclut nécessairement tous les autres, la masse. » (Le Monde 21/9/20).
Quel gouvernement, quelle autorité politique osera attaquer le mal à la racine, mettre en œuvre une véritable politique de lutte contre l’inégalité sociale qui passe nécessairement par la résorption des ghettos, ce que la vieille loi SRU (Solidarité et renouvellement urbain) du 13/12/ 2000 n’a évidemment pas fait tant les « quartiers riches » ont les moyens d’acheter leur splendide isolement et de détourner ainsi leur regard de la misère du monde ? Il ne faudra pas, alors, s’étonner si le ghetto se referme sur lui-même et édicte ses propres lois avec les conséquences tragiques que l’on sait.
Ne vient-il pas à l’esprit, ce faisant, que ces dispositifs dont il vient d’être question, que ces vocables et métaphores improbables enveloppés dans le concept de méritocratie ne sont rien d’autre que la « bonne conscience » dont se parent tous les conservatismes qui, pour refuser l’Égalité, brandissent « l’égalité des chances » et la méritocratie laquelle, me semble-t-il, n’a jamais été condamnée plus sévèrement que ne le fit voici 2000 ans un certain Paul dans son épître aux Corinthiens :
Car qui est-ce qui te distingue ?
Qu’as-tu que tu n’aies reçu ?
Et si tu l’as reçu, pourquoi te glorifies-tu, comme si tu ne l’avais pas reçu ?
Nestor Roméro