Menu Fermer

Supprimer le bac ? Ou “Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux”

Au moment où chacun s’interroge, où le ministre consulte à tour de bras, et où l’hypothèse qu’une large part de contrôle continu définisse le bac 2020 (voire la totalité), la convergence des conservatismes s’exprime haut et fort. Cela rappelle tant de combats d’arrière-garde…

Selon les contempteurs de cette éventuelle mesure, il y aurait une manifeste rupture d’égalité entre les candidats, au motif que, comme chacun sait, l’évaluation est parfois arbitraire, qu’un élève n’est pas noté de la même façon d’un lycée à l’autre, et qu’une telle décision ne ferait qu’amplifier les inégalités, en faisant du bac un diplôme différent selon l’établissement. Maniant l’outrance en guise d’arguments, ils n’hésitent pas à annoncer la mort du diplôme national, du sésame pour accéder aux études supérieures

On conviendra d’abord que cela ne manque pas de sel d’entendre ceux-là mêmes qui défendent bec et ongle la notation sur 20, notamment pour réfuter toute évaluation par compétences, s’opposer avec une telle vigueur à son utilisation dans une épreuve certificative, au nom de l’égalité entre les élèves.

La docimologie a effectivement montré les facteurs exogènes pouvant influer sur le résultat final d’une évaluation : effet pygmalion, effet de halo, effet de contraste, la liste est longue. Mais ce qui vaut pour le contrôle continu se vérifiera de la même manière pour une copie d’examen. Le problème n’est donc pas là.

Ce que nous dit la recherche, en sociologie de l’éducation, est plus intéressant. De nombreuses études ont effectivement montré que, toutes choses égales par ailleurs, les enseignants attribuaient de meilleures notes aux élèves méritants dans les collèges et lycées de l’éducation prioritaire que dans les lycées dits « de centre-ville ». Ainsi, pour les deux diplômes du brevet et du bac, la confrontation des notes d’examen et de contrôle continu dans chacune des matières est éloquente : pour les candidats issus des établissements les plus élitistes, les notes d’examen sont sensiblement supérieures à celles du contrôle continu, alors que l’effet inverse est constaté, de façon quand même moins marquée, chez les candidats des quartiers les plus défavorisés.

On comprend alors bien les conséquences d’un baccalauréat attribué sur la base du contrôle continu : le taux de réussite risque d’être légèrement plus important que les années précédentes, et celui des mentions probablement moins. On devine assez facilement quels seraient les gagnants et les perdants, et c’est cela qui apparaît inacceptable : les premiers de cordée risquent de ne pas être valorisés à la mesure de leur talent, tandis que d’autres pourraient de se prévaloir d’un parchemin qu’ils n’auraient pas dû obtenir. Injustice !

Et pourtant…

En 1968, compte tenu des événements de mai et juin, l’organisation du bac avait été sensiblement allégée, celui-ci se limitant à quelques épreuves orales. Le taux de réussite avait alors augmenté de 30 % (ce qui ne pourrait plus nous arriver, de toutes façons). De nombreux jeunes qui n’avaient statistiquement aucune chance d’obtenir leur bac, souvent issus de milieux populaires, ont pu accéder à l’université. Deux économistes, Eric Maurin et Sandra Mc Nally, ont travaillé sur ces cohortes, et les conclusions de leur analyse sont éloquentes : Ces « miraculés de Mai » ont eu une carrière professionnelle et des revenus largement supérieurs à ce qu’ils pouvaient attendre. Et, près de quarante ans plus tard, il apparaît que leurs enfants ont moins redoublé à l’école. Les auteurs ajoutent : « Lorsqu’on suit ces “élus dans le temps, on s’aperçoit que cette opportunité s’est traduite, des années plus tard, par un surcroît de salaire et de réussite professionnelle par rapport aux étudiants qui, nés un an plus tôt ou un an plus tard, n’avaient pas eu la chance de se trouver au bon endroit du système éducatif au bon moment de son histoire »

Cette contestation préventive d’un aménagement du bac en 2020, c’est donc toujours bien la même histoire. Et perdure inexorablement la chute de ce poème de Richepin, magnifiquement mis en musique par Brassens, dans Les oiseaux de passage : Les bourgeois sont troublés, de voir passer les gueux.

Philippe Pradel est membre du CRAP-Cahiers pédagogiques

0 Comments

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *