Quelques femmes dans une tenue de bain inédite en France semblent, si on en croit la dimension politique et médiatique prise par le phénomène, le problème principal du pays actuellement. L’affaire du « burkini » apparaît ainsi comme un excellent moyen de détourner la population des questions sociales et politiques essentielles. Mais elle est aussi un indicateur précieux – et en l’occurrence inquiétant – de l’évolution de notre société.
En effet, si les interventions des responsables politiques sur le sujet relèvent avant tout de la communication et du storytelling, les commentaires des internautes sur les sites et forums sont plus révélateurs, même s’ils ne sont pas exempts de manipulations. Ils témoignent aujourd’hui d’un glissement vers des réactions dépolitisées, émotionnelles et largement irrationnelles ou irraisonnées, en tout cas irréfléchies, qui se soucient peu de cohérence ou de prise en compte du réel.
Un bref relevé d’exemples, représentatifs de la majorité des centaines de réactions, tribunes ou commentaires, en donne une idée. Afin d’éviter le plus caricatural et le plus haineux (« les racailles au four » !) qui fleurit sur certains forums, je les ai empruntés aux sites de journaux où les commentaires sont filtrés par des modérateurs et réservés aux abonné-e-s. J’ai accompagné chaque citation, en guise d’analyse, d’une question destinée à mettre l’accent sur ses implications logiques, révélant son caractère irréaliste, incohérent voire absurde, quand il ne s’agit pas simplement d’une façon de masquer un rejet du « différent » qui n’ose pas se dire.
« Une Française ne pourrait pas se baigner en bikini en Arabie saoudite » : justement, voudriez-vous que notre pays ressemble à l’Arabie saoudite ?
« Risque de trouble à l’ordre public » : donc, quand quelqu’un risque de se faire agresser (parce que c’est de ça qu’il s’agit), c’est à lui que vous voulez interdire de se montrer ?
« Les comportements excessifs des musulmans de France sont une insulte permanente aux victimes des attentats. » : vous pensez vraiment que Daesh est pour le « burkini » ?
« Dans la vie civile on ne montre pas sa religion » : ah, vous n’avez jamais vu de juifs orthodoxes avec kippas et papillotes, ni les processions des Rameaux ou celles des communiant-e-s ?
« Je vous demande simplement de respecter nos lois, si elles ne conviennent pas ….vous partez ! » : et comme aucune loi n’interdit le « burkini », vous demandez quoi ? on les fait partir quand même ?
« Ce qui est surtout insupportable c’est ce refus obstiné de se plier à nos us et coutumes » : donc vous n’acceptez dans votre environnement que des gens semblables à vous ?
« On ne demande a personne d’être invisible, on leur demande de se comporter comme tout le monde. » : donc vous croyez qu’en France « tout le monde » se comporte absolument comme vous ?
Le type de société qui est ainsi dessiné est une société fermée, composée d’individus interchangeables, vivant dans la peur et le rejet de l’altérité ou même de la seule différence, aux réactions émotionnelles plutôt que rationnelles.
Ne pas tirer de ces quelques lignes des conclusions sur ma position sur le « burkini », ce n’est pas mon sujet. Il ne s’agit pas ici de me prononcer sur la question, mais d’examiner le type de réponses qui lui sont majoritairement apportées sur Internet. La critique raisonnée de telle ou telle manifestation extérieure, de tel ou tel comportement, ne doit pas être confondue avec le fantasme xénophobe. Or c’est ce glissement de l’une à l’autre qui est en train de se dérouler actuellement, bien au-delà des sphères d’extrême droite, et qui fait passer du raisonnement et de l’argumentation à l’affirmation péremptoire même si elle est incohérente.
Curieusement, il y a seize ans, lorsque les programmes de français du lycée ont été renouvelés, certain-e-s se sont plaint-e-s qu’on faisait la part trop belle à l’étude de l’argumentation (qui représentait une des quatre grandes « perspectives d’étude ») au détriment des « grands auteurs » ou de l’histoire littéraire. Ils/elles ont obtenu en partie satisfaction avec les nouveaux programmes lancés en 2010, où l’argumentation n’est plus qu’un « objet d’étude » et où la distinction entre « convaincre » (par la raison) et « persuader » (par l’émotion) a disparu.
Mais ça n’a, bien sûr, rien à voir …