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République et altérité

On aurait pu croire que, dans la foulée de l’abolition de l’esclavage par la Convention en 1794 puis par la deuxième République en 1848, l’idée républicaine, symbolisée par la devise « Liberté, égalité, fraternité » généralisée vers 1880, constituerait une garantie contre les discriminations raciales. On aurait pu croire que l’instauration de l’instruction obligatoire et de l’école publique ouvrirait la voie à l’enseignement de l’unicité de cette humanité dont la Déclaration des droits de l’Homme proclamait les droits égaux.

C’est pourtant une tout autre conception que révèle la lecture des ouvrages de géographie de l’époque, et, partant, que présente l’enseignement scolaire. Il y a d’un côté le « civilisé » : les blancs d’Europe et des pays européanisés (Amérique du nord, Australie) ou ceux des colonies, et puis les « autres », relégués au rang de « sauvages ». L’image des peuples non « européens » ainsi essentialisés est celle d’une irréductible altérité.

En 1895, par exemple, le Nouveau manuel de géographie générale édité par la librairie Emmanuel Vitte offre des annotations comme « la race secondaire des Toucouleurs, rusés, fanatiques et turbulents. » ou « Les Canaques […] sont robustes et adroits mais laids, cruels et, de plus, paresseux comme sont tous les sauvages. »

On pourrait penser que le fait qu’il s’agit d’une « librairie générale catholique et classique » influe sur la conception du « sauvage » qui y est exprimée. Sans doute, mais pas de manière aussi radicale qu’on pourrait le croire, car, si on distingue des nuances et des évolutions, dans tous les cas l’élément fondamental est une essentialisation des peuples non « européens », qui annonce, suivant les cas, leur condamnation morale ou leur colonisation.

Le promoteur de l’école publique lui-même, l’ancien ministre de l’Instruction publique Jules Ferry, donnait le ton dans son discours du 28 juillet 1885 sur « Les fondements de la politique coloniale ». S’opposant à des collègues députés de gauche comme Camille Pelletan ou Jules Maigne, il affirmait : « il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures… […]. Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures… ».

Ce sera, avec des variantes, l’antienne des républicains jusqu’après la seconde guerre mondiale. C’est ce qui les caractérise par rapport aux racistes d’extrême droite : ils pensent, eux, que les « races inférieures » peuvent être « civilisées » par les Européens (via la colonisation).

C’est ce versant de l’essentialisation dévalorisante que, quatre décennies plus tard, présente une géographie comme la Géographie universelle Quillet (éd. 1929), réputée plutôt à gauche (Aristide Quillet a été en 1912 l’éditeur de L’Encyclopédie socialiste, syndicale & coopérative de l’Internationale ouvrière). Ainsi dans le chapitre « Le nègre de l’Afrique centrale » : « Dans ce corps le plus souvent robuste et de bonnes proportions habite une âme d’enfant. […] C’est à peine si, à propos de cette pauvre cervelle, on peut parler d’idées. Ce sont, en tout cas, des idées bien informes et peu abondantes. […] Cet être puéril n’est pas foncièrement méchant. Il conçoit des haines terribles sans doute, mais il est capable de bons sentiments. […] En revanche, il n’a pas davantage le sens inné de la bonté […]. Il est, en somme, indifférent surtout et fruste quant au sentiment comme il l’est quant aux sens et à l’intelligence.  »

On ne s’étonnera donc pas que dans les années 1980 encore des manuels scolaires puissent privilégier une vision « exotique » des non européens, ou qu’il soit possible en 2005 de voter une loi stipulant que « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». La République ne garantit ni contre les essentialisations raciales ni contre les taxonomies hiérarchisantes.

Alain Chevarin

Pour approfondir, on peut lire notamment :

Marylène Patou-Mathis, Le sauvage et le préhistorique, miroir de l’homme occidental, Odile Jacob, 2011
Carole Reynaud-Paligot, La République raciale 1860-1930. Paradigme racial et idéologie républicaine, Paris, PUF, 2006
Marlène Nasr, Les Arabes et l’Islam vus par les manuels scolaires français : 1986 et 1997, Karthala Editions, 2001.

1 Comment

  1. Aïcha Maherzi

    République et altérité
    Merci à l’auteur de ce bel article qui nous rappelle certaines vérités qu’il nous faut connaître pour non seulement dire : “plus jamais ça !” mais surtout d’œuvrer réellement pour que cela ne se reproduise plus. Ce qui est navrant, ce n’est pas tant le contenu récurrent et post déclaration des droits de l’homme dans ces manuels d’un passé que nous pensions révolu mais c’est la persistance aujourd’hui même d’une certaine idéologie colonialiste/raciste dans le dit et le non dit de notre temps. Les manuels de géographie et d’histoire doivent être élaborés par des équipes transnationales qui prennent en compte non seulement les réalités de nos sociétés mais aussi celles des autres sociétés. Faire appel un tant soit peu au regard de l’autre, celui qui est directement concerné par les différents contenus à proposer à nos enfants, est un moyen de parvenir à l’objectivité. Demander que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » c’est méconnaître l’histoire de l’autre, c’est le nier, c’est refuser de reconnaître les injustices qu’il a subies, c’est ” cacher le soleil avec un tamis”, c’est ignorer ce qu’il a enduré et souffert pendant très longtemps de la part de cette même colonisation. Cette dernière, dans les meilleurs des cas, l’a poussé vers l’ignorance, dépouillé de ses terres, de ses biens, de sa dignité et dans les pires des cas, torturé et massacré. L’histoire et la géographie ne doivent pas s’écrire par une seule mais par plusieurs plusieurs mains, celles des vainqueurs et des vaincus, celles des anciens colons et colonisés, celle des anciens dominants et dominés. Il nous faut dire la vérité aux générations qui nous sont confiés. Il nous faut lever le voile totalement sur le passé et ses affres. Il nous faut conter la barbarie à condamner, les tortures à bannir, l’indignité à effacer, les tueries en masse à condamner. C’est à ce prix là, que l’école contribuera à éviter de nouveaux conflits dans notre société et ailleurs. Cela s’appelle l’éducation aux droits humains et à la paix. Merci à “Questions de classe(s)” et à tous ceux qui y contribuent.

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