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La reconnaissance internationale de l’œuvre d’Annie Ernaux par l’attribution du prix Nobel de littérature 2022 est celle d’une femme de lettres qui a su poursuivre une ambition : celle de forger ses récits « entre la littérature, la sociologie et l’histoire ».
Dix ans après nous avoir accordé un entretien – reproduit ici – Annie Ernaux nous a confié en janvier dernier un texte devenu introuvable, initialement paru aux éditions Cécile Defaut.
C’était là sa contribution à notre numéro consacré à Pierre Bourdieu dont on sait à quel point sa sociologie n’a cessé d’interroger le style d’Annie Ernaux et dont la lecture l’avait convaincue « qu’on ne peut pas en rester là, qu’il faut faire quelque chose, d’une façon ou d’une autre ».
Alors, à l’occasion de ce prix Nobel de littérature 2022, pour « ne pas en rester là », notre institut, infiniment reconnaissant de la confiance qu’Annie Ernaux nous a accordée, est extrêmement heureux de partager aujourd’hui cet entretien de 2012 et ce texte, évidemment personnel et objectif à la fois, La preuve par corps.
Guy Dreux
La preuve par corps
Après la mort de mon père, j’ai trouvé dans son portefeuille une photo de lui que je n’avais jamais vue, ou alors, peut-être, dans ma petite enfance. Il était dans la dernière rangée d’un groupe d’ouvriers, en plein air, comme eux habillé d’un « bleu » et en casquette. C’était avant ma naissance, quand il travaillait sur un chantier à la construction d’un bac reliant les deux rives de la Seine, au Hode, près du Havre, avant qu’il ne devienne cafetier-épicier à plein-temps auprès de ma mère. Dans le même compartiment du portefeuille, il y avait une coupure de Paris-Normandie qui donnait la liste, par ordre de mérite, des admises au concours d’entrée des bachelières à l’École normale d’institutrices de Rouen, la seconde c’était moi. Dans La place, j’ai évoqué tout cela, sans analyser – choix volontaire d’écriture – le trouble qui m’a envahie. Brutalement une réalité que je connaissais, mais de façon abstraite, avec la photo prenait corps au sens littéral du terme : mon père avait été longtemps, la moitié de sa vie en fait, un ouvrier, soumis à des travaux durs, au froid, aux ordres. Et la coupure de journal – conservée alors que j’avais quitté l’École normale en cours d’année pour aller à la fac, acquis depuis des titres universitaires – révélait sa fierté que sa fille ait atteint l’idéal absolu, incarné par l’instituteur de son enfance, « Monsieur Pelletier », dont il parlait avec une déférence qu’il n’a jamais manifestée à l’égard de personne d’autre. Deux traces, deux signes, dont le rapprochement m’a bouleversée, comme si – c’est ainsi que je traduis maintenant – je recevais en pleine poitrine le raccourci d’une existence, d’une ascension sociale, d’un amour et d’un orgueil. En un éclair j’ai ressenti de tout mon être une vérité qui balayait la vie de mon père et la mienne, une vérité sensible et irréfutable que je n’avais jamais pu ou voulu regarder en face.
Bien des fois, face à des détracteurs de Pierre Bourdieu qui contestaient ses analyses et sa théorie du monde social, j’ai presque toujours renoncé à faire valoir pourquoi celles-ci avaient pour moi, au contraire, le caractère d’une irrécusable vérité. Par peur, sans doute, d’avancer un argument irrationnel, irrecevable, grossier même, que j’appelle aujourd’hui « la preuve par corps » . Car, dans les années 70, en découvrant la sociologie de Pierre Bourdieu, c’est bien dans et par mon corps – au sens de lieu où se sont inscrits des façons de penser et de parler, des goûts et des situations, une trajectoire – ce corps même qui avait été en jeu au moment où j’avais trouvé la photo de mon père et la coupure de journal – que j’ai éprouvé, vérifié plutôt, la vérité des concepts qu’il a forgés.
Si j’essaie de définir cette sorte de preuve, je dirais qu’il ne s’agit pas d’une prise de conscience, comme on peut en avoir en apprenant des choses ignorées, ni d’une illumination pascalienne, mais, sans pouvoir scinder les deux, de reconnaissance et de connaissance. Reconnaissance indubitable de ce qui a été vécu, traduite par une forme de saisissement, de coagulation brutale de toutes les expériences. En même temps, connaissance de lois et de règles qui rendent raison de ce qui jusque-là n’avait pas de raison autre qu’un trait de caractère, le hasard, la chance. C’est une émotion rationnelle, un bouleversement cognitif. Le « temps incorporé » – cette belle et juste formule de Bourdieu pour l’habitus – se défait, se délie, le sentiment de solitude et d’étrangeté au monde, d’irréalité même en certaines situations, s’éclaire autrement que par « l’absurde ».
Il devient possible d’affronter et de comprendre des scènes lourdes d’émotion, vite chassées auparavant quand elles refaisaient surface. Celle-ci par exemple : stagiaire d’agrégation dans un lycée de filles cossu de Bordeaux, je fais aux troisièmes un cours intimidé, qu’elles n’écoutent pas, sur les Mémoires d’Outre-Tombe. À la fin de l’heure, en tête à tête avec la conseillère pédagogique, je pleure et je lâche « professeur, je ne vais pas y arriver, c’est trop haut pour moi », au bord d’ajouter, mais peut-être l’ai-je fait, « pour moi qui suis de milieu modeste ». Je pars du lycée, moins humiliée et en colère d’avoir raté mon cours que d’avoir livré à une inconnue ce que je considère alors comme mon infériorité native, d’essence génétique, ayant fait mien le cri de Rimbaud, « je suis de race inférieure de toute éternité ». La preuve par corps, c’est cela, la ratification de la théorie par la mémoire la plus enfouie et la plus douloureuse. Mais aussi, tout autant, par le mouvement de soudaine libération qui accompagne et suit durablement le déchiffrement du monde proposé par Bourdieu. Je pose la question : est-ce que la vérité d’une théorie ne se mesure pas à son pouvoir de libération, de défatalisation, sur les individus ?
Ceux qui croient qu’on « fait du Bourdieu », par mode, par fascination chamanique, se trompent. On ne « fait » pas du Bourdieu, on le découvre en soi, on en lit la vérité en soi, à la manière de ce que dit Proust dans Le temps retrouvé : « La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci ». On objectera que ce mode d’accès à la vérité est l’apanage des dominés et des transfuges de classe et que le dévoilement du monde social ne s’ancre pas de la même manière dans le corps, ne provoque pas le même effet de reconnaissance, chez ceux qui ont toujours fait partie de la fraction dominante. Ainsi l’expérience de la culture comme élévation mais aussi domination est étrangère à ceux qui ont vécu depuis l’enfance dans la familiarité de l’art et l’évidence de sa transcendance.
Mais on ne lit pas Bourdieu en soi seulement, on le lit hors de soi, dans les rames de RER, les salles de collège et les couloirs des maisons d’édition, dans l’aménagement d’un intérieur, le choix des produits déposés par les clients aux caisses des hypermarchés. Car la grande force de la sociologie de Bourdieu, c’est qu’elle est tout, sauf abstraite, qu’elle s’adresse au corps, au travers de toutes les pratiques et de tous les usages, du sport à la peinture, de la littérature à la cuisine, elle s’adresse à la personne totale. Elle fait voir ces « rapports sociaux objectivés dans les objets familiers. Dans leur luxe ou leur pauvreté » . Elle fait entendre dans les voix et les différents discours les marques subtiles de condescendance et de domination de classe, de sexe. C’est un nouvel apprentissage du regard et de l’oreille. Qui entraîne la certitude qu’on ne peut pas en rester là, qu’il faut faire quelque chose, d’une façon ou d’une autre.
La chose à faire se situait pour moi dans le domaine de l’éducation – où je me trouvais par mon métier de prof – et celui de l’écriture. Bien qu’une communication se soit très souvent établie entre les deux dans mes textes, c’est l’écriture seule que j’évoquerai. Pierre Bourdieu n’en a pas déclenché le désir. Il était antérieur d’une douzaine d’années, m’avait tournée vers les études de lettres modernes et la rédaction d’un roman que j’avais voulu, sous l’influence du Nouveau Roman, « expérimental ». Ce que je dois à Bourdieu, c’est plus qu’une autorisation, c’est une injonction à prendre comme matière d’écriture ce qui jusque-là m’avait paru « au-dessous de la littérature », à explorer tout ce que le trouble indescriptible devant la photo de mon père sur un chantier avait réveillé. Un devoir impérieux de revenir au premier monde social, aux corps d’origine et d’en faire œuvre. Obligation dont j’ai tendance aujourd’hui à oublier ce qu’elle a eu de douloureux, de vital et de farouchement secret jusqu’au bout de son accomplissement. Par la suite, Bourdieu m’a permis de poser et de dénouer des problèmes qui, au premier abord, ne semblent relever que de purs choix esthétiques, comme « de quel point de vue écrire sur un père, une mère ? » alors qu’ils engagent la place sociale du narrateur par rapport à son objet textuel et au public d’accueil. Il m’a aidée à concevoir ce que j’appelle « l’écriture distanciée » (plutôt que « plate »), depuis ma place d’écartelée entre deux mondes sociaux. Il m’a renforcée dans ma détermination à chercher une voie d’écriture entre le personnel et l’impersonnel, qui prenne en compte la « rumeur ».
D’où je pose cette autre question : est-ce qu’une pensée qui contribue à faire exister des textes qui plongent au plus profond du corps et se réfractent dans d’autres corps, rencontrent d’autres vies, ne fait pas la preuve de sa force et de sa vérité ?
Annie Ernaux
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En écho, bien sûr, à la « contrainte par corps » de Bourdieu.
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cet article est très intéressant merci.