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Principes d’incertitudes, manifeste pour une éthique de pédagogie des interactions (2) Crise(s)

Professeur de lycée professionnel et militant de la FERC-CGT, Matthieu Brabant nous livre ici une série de réflexions sous forme de manifeste de la pédagogie des interactions.

Nous proposerons sous forme de feuilleton cet essai très stimulant…

Pour lire le précédent article, c’est ici…


Crise(s)

Le premier repère que je me donne est celui d’avoir une analyse politique de la situation actuelle de notre société. Je ferai court et j’en resterai à quelques éléments pour me situer1.

Le Capitalisme est partout. Nos sociétés sont capitalistes, nos économies sont capitalistes, nos modes de gouvernement sont capitalistes. L’école est capitaliste. Nos intimités humaines sont capitalistes. Nos luttes se situent dans un cadre capitaliste.

Bien entendu, il y a des brèches, des résistances, des luttes, des expériences, des fuites, des contournements, mais cela aussi est utilisé par le Capitalisme comme soupapes pour sa propre sécurité. Je n’écris pas cela pour dire qu’il faut arrêter, que c’est perdu d’avance : j’écris cela pour avoir la lucidité de la réalité et pour y travailler concrètement.

Le Patriarcat est partout. Je pourrai reprendre ma petite tirade sur le Capitalisme mots pour mots. J’ajoute que le Capitalisme et le Patriarcat ne sont pas la face d’un même phénomène. Certes, le Capitalisme s’accommode particulièrement bien du Patriarcat, lui permettant d’avoir un outil supplémentaire de division des classes. Certes, le Patriarcat s’intègre très bien au Capitalisme, y trouvant un terreau fertile pour son monde de discrimination entre les genres. Mais tout ceci ne signifie pas qu’une société non capitaliste serait forcément une société non patriarcale. D’ailleurs, cela n’a jamais été le cas dans l’Histoire. Même si des expériences plus ou moins massives, plus ou moins longues, plus ou moins dégagées du Capitalisme, ont donné, parfois, des sociétés moins patriarcales, le Patriarcat a toujours refait surface d’une façon ou d’une autre. Notons d’ailleurs que nos organisations militantes, même ayant le féminisme comme valeur politique centrale, ne sont pas débarrassées du Patriarcat et de la culture du viol. Et je ne parle pas de notre intimité humaine… Enfin, le Patriarcat est la source principale de l’homophobie et aujourd’hui même de la transphobie.

Les racismes sont partout. Ma petite tirade sur le Patriarcat fonctionne parfaitement. J’insiste sur les racismes car j’ai le sentiment que c’est souvent minoré ou oublié, y compris au sein de nos organisations militantes. Ainsi, je pense que l’on minore les représentations très racisées qui existent dans le sport alors que le sport est un marqueur social pour les jeunesses. On minore aussi souvent la présence sourde mais très présente de l’antisémitisme, se laissant d’ailleurs piéger par celleux qui l’instrumentalisent.

Tout ceci alors que nous vivons en état de crises permanentes. A tous les niveaux : du niveau planétaire à notre niveau intime. Les situations de crises sont réelles, il ne s’agit pas de les nier : il s’agit de le constater avec lucidité, de comprendre et de savoir ce que cela signifie. Il a déjà été démontré qu’une partie non négligeable de ces crises ont une cause humaine plus ou moins directe. Il a également déjà été démontré que le Capitalisme provoque des crises et usent de crises pour sa propre reproduction.

Nous vivons une crise sociale. Cette crise est ancienne, sans doute très ancienne, avec des rapports et des modes de domination qui ont changé avec le temps. En tout état de cause, les rapports sociaux actuels montrent l’actualité de la lutte des classes avec une société très inégalitaire (inégalités qui se creusent d’ailleurs), avec un prolétariat morcelé et divisé, avec des discriminations généralisées.

Nous vivons une crise démocratique. Nos sociétés n’ont jamais été totalement démocratiques, mais des compromis de gestion des rapports sociaux ont existé et existent encore. La situation actuelle, pas seulement en France, est une crise de légitimité de ces compromis, entraînant de fait ce que l’on appelle une crise démocratique. Pour moi la crise démocratique actuel est directement liée à la crise sociale d’autant que notre société ne semble pas mûre pour expérimenter avec lucidité des modes démocratiques nouveaux.

Nous vivons enfin une crise écologique. La prise en compte de cette crise est par vagues (vagues de catastrophes, vagues de chaleur…). Cette crise écologique est objectivement démontrée, avec à la fois un dérèglement climatique (incluant en partie un réchauffement climatique) et une baisse importante de la biodiversité. Tout ceci étant lié au Productivisme et à l’Extractivisme des « ressources naturelles ». Si le Productivisme est inhérent au Capitalisme, il a été systématisé dans les pays ayant expérimenté le « socialisme réel ».

Pour mon propos, j’en resterai à deux fils rouges :

– cela a des conséquences intimes aux êtres humains, placés en situation de stress permanent avec des conséquences physiques, cognitives, psychologiques et dans les rapports sociaux. Je fais l’hypothèse de départ que le Capitalisme fonctionne comme une religion2, nécessitant un travail de fond et intime pour se dégager de l’endoctrinement religieux ;

– cela a un lien direct avec le rapport au temps, non seulement celui aliéné par ces crises, mais aussi le temps aliéné ou lié aux activités humaines et au travail. Nous avons à reprendre en main le temps : celui que nous vivons comme êtres humains et celui que vit la civilisation humaine. Nous devons assumer humainement et intimement une lente impatience3.

L’école n’est pas épargnée par cet état de crises. Crise des moyens, du recrutement, de sens… Faisons court et simple : comme le reste de la société, l’école fonctionne en crises successives, crises parfois justifiées par les crises précédentes ou un âge d’or mythique sans fondement dans la réalité historique. Nous nous retrouvons nous-même piégé·es par ces crises : voyez comme le « collège unique » à défendre face aux « groupes de niveaux » imposés en 2024 nous fait oublier que le « collège unique », ou plutôt l’école commune au niveau du collège, n’a jamais existé car la lutte des classes n’a jamais disparu de l’école, a fortiori au collège. Voyez aussi les mots qui évoluent et dans lesquels nous nous engouffrons lorsque nos critiques du système deviennent si fortes que personne ne peut les ignorer : prenons l’exemple des notes, cet outil très efficace de tri social et scolaire (tri appelé « orientation », on a même inventé l’expression « orientation par défaut ») qui structure tout le système, petit à petit remplacé par des « capacités » puis des « compétences », permettant au système de dire que les critiques sont entendues, tout en profitant de la situation pour faire par exemple disparaître les qualifications (ce qui a des conséquences néfastes directes pour les travailleur·euses).

De plus, l’Éducation nationale étant un Service public, elle subit ce que subissent les Services publics : le Capitalisme utilise les investissements publics en privatisant les profits et donc en priorisant les objectifs politiques de celleux qui vont tirer profit du système. Outre la baisse des moyens, la dégradation continue des conditions de travail des personnels et d’enseignement des élèves, tout ceci s’accompagne d’une généralisation de la concurrence. Cette concurrence est d’abord classique entre le public et le privé (école publique contre école privée, lycées professionnels contre Centre de Formations d’Apprentis) avec un système qui favorise largement le privé. Cette concurrence est désormais entre les personnels, avec des méthodes de gestion des « ressources humaines » violentes, résumées souvent dans la terminologie « New Public Management ». Maltraiter les personnels de l’Éducation nationale n’est pas un but en soi, c’est à la fois un mode de fonctionnement et une stratégie : l’objectif politique est d’imposer un système non légitime, inefficace et discriminant. Pour ce faire, il est nécessaire, pour la classe dirigeante, de caporaliser et exploiter les personnels.

Les contenus disciplinaires sont donc évidemment interrogés par la classe dirigeante, dans une logique réactionnaire et utilitariste. Nous touchons là à la diffusion massive des idées de l’extrême-droite dans le système scolaire depuis au moins Xavier Darcos et Jean-Michel Blanquer. L’extrême-droite au pouvoir aurait en effet le bonheur de voir une grande partie de son programme pour l’Éducation nationale déjà engagé. La bataille idéologique a déjà commencé et les idées de l’extrême-droite ont infusé dans l’école. Précisons que j’entends par « extrême-droite » un courant politique qui se retrouve dans une galaxie d’organisations (à visées électorales ou pas) qui défendent une société fondamentalement inégalitaire via la définition de groupe d’individus qui se voient rejetés par des rapports de dominations qui structurent cette idéologie.

Dans l’école, c’est par exemple le Darwinisme social, qui considère que les individus des catégories populaires sont « par nature » « mauvaises » à l’école, idée que l’on retrouve dans l’utilisation abusive des neurosciences. Cette vision de l’éducation se retrouvaient déjà chez Maria Montessori. La stratégie consiste aussi à dépolitiser la pédagogie non seulement en masquant le caractère politique de toute pédagogie mais aussi en inventant une pédagogie « automatique » comme boîte à outils de « trucs » pour l’enseignement. Les neurosciences sont ainsi utilisées non scientifiquement mais comme justifications de méthodes automatisées d’apprentissage et de tri social. Ainsi, au-delà de l’initiative réactionnaire du « choc des savoirs » et des « groupes de niveaux » en 2024, la logique globale est bien celle-ci. Cela explique d’ailleurs que ces attaques se fassent via des termes inventés (égalitarisme, pédagogisme, wokisme…) qui justifient de défendre le mythe d’une société fantasmée, marque de fabrique de l’extrême-droite. C’est la même logique que le « grand remplacement ». L’école, dans cette logique, est assimilationniste, elle place l’enfant, dont le cerveau est une boite à remplir (Paulo Freire parlait d’éducation bancaire) pour entrer dans le moule.

Dernier aspect concernant l’extrême-droite : elle cherche la violence et a des pratiques très autoritaires. Voyez ce qu’ont subi, par exemple, les enseignant⸱es se réclamant de Paulo Freire au Brésil… Aujourd’hui, en France, déjà des enseignant⸱es du mouvement Freinet subissent des sanctions, et souvenons-nous de ce qu’avaient subi Élise et Célestin Freinet, nous ne pouvons qu’être inquiet⸱es en cas de prise du pouvoir de l’extrême-droite en France.

L’école est donc en crise(s). Crises qui nous touchent également nous, militant⸱es pédagogiques. Comment en sortir ?

1 J’invite celles et ceux que cela intéresse à consulter une contribution précédente et plus longue intitulée « balade militante et révolutionnaire sur toutes les choses qui sont exactement à la bonne place » :

https://criticoop.org/2024/06/25/balade-militante-et-revolutionnaire-sur-toutes-les-choses-qui-sont-exactement-a-la-bonne-place

2 Proposition formulée par Walter Benjamin mais qui n’a pas eu le temps de creuser totalement cette proposition.

3 L’expression est de Daniel Bensaïd.

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