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Pourquoi nous sommes résolument contre la philosophie politique du « groupe de niveau »

Et de quelques questions que cela soulève

Collectif enseignant – Collège Rutigliano – Nantes

Du haut de leur piédestal, les autoproclamées « élites » républicaines parvenues à la tête de l’État, débarrassées des entraves d’une pensée complexe et dialectique, s’autorisent des déclarations tonitruantes et des décisions toujours plus simplistes et inconséquentes. Quelque ministre de la santé à peine « retraité » explique ainsi qu’il troquera son métier de neurologue contre une occupation visant entre autre à adoucir ou à retarder les effets « visibles » du vieillissement… Probablement est-ce le dernier engagement politique et citoyen d’un homme dont l’on comprend ainsi plus aisément qu’il n’est pas à la hauteur des enjeux de société. Voilà pour l’anecdote, quand l’« élite de baudruche », ou de « pacotille », retombe comme un soufflet.

Paradoxalement, Gabriel Attal, ex-ministre de l’éducation nationale promu Premier ministre, frappé lui aussi du même simplisme « réactionnaire » s’est persuadé en quelques mois, en quelques semaines probablement, d’avoir touché le graal avec son devenu fameux « choc des savoirs ». La pierre angulaire de ce « choc » annoncé consiste en une réforme du collège tenant elle-même en une expression toute simple : « groupes de niveau ». Paradoxalement… ce détail, cette « chose » qui pourrait presque passer inaperçue nous offre peut-être, à la manière d’un renversement dialectique, une « ouverture ». Ce « monde fini » dont on palpe les ondes à chaque bulletin d’informations, dont les digues historiquement dressées n’en finissent plus d’être emportées par les politiques libérales successives, ce monde qui menace d’emporter dans son naufrage l’humanité, Gabriel Attal participe de ceux qui en accélèrent la réalisation, la concrétisation. Par conséquent, s’arrêter sur cette « mesquinerie » politique que constituent « les groupes de niveau » n’est pas nécessairement dénué d’intérêts. Si la reproduction du même (monde), jusqu’à son épuisement, nécessite aujourd’hui l’instauration d’un système toujours plus précoce de tri social, de sélection, de compétition au cœur même de ce que l’on nomme toujours notre « système éducatif », nous pouvons nous autoriser à penser qu’une condition fondamentale pour qu’adviennent d’autres mondes, pour que s’originent d’autres possibles, tient en un refus déterminé de toute compétition, de tout tri, de toute sélection, de tout « séparatisme ».

La folie de notre système national d’éducation et de formation aux abois, piloté depuis plus de vingt ans par les logiciels internationaux d’évaluation de type PISA, classement de Shangaï, etc., n’est-elle pas contenue dans la contradiction qui innerve ses visées : apprendre à vivre ensemble, dans un monde de justice et de paix, en même temps que reproduire les déterminismes sociaux qui alimentent les hiérarchies venant approfondir à leur tour les fractures politiques et sociales, à l’échelle de la cité, de la nation, du continent, du monde ? Se mettre en quête de sagesse, de vérité et de justice, en même temps qu’apprendre à survivre aux guerres économiques et sociales dont le système capitaliste, bien qu’aux abois (géant aux pieds d’argile), ne saurait se détourner, bien au contraire ?

Nos « pseudo »-élites – et nous avons entrevu, plus haut, les raisons d’un « pseudo », cf. la référence à Olivier Véran – sont folles de ces compétitions, de ces tris et sélections, expression déployée de cette « philosophie de vainqueurs » sur laquelle s’appuie le capitalisme, au point que la rencontre avec toute forme d’altérité – elle leur fait prendre conscience de leur suffisance en même temps que des limites de leur légitimité – leur paraît inimaginable, surtout insupportable. On se souvient d’Emmanuel Macron, déjà Président et de son « Jojo, le gilet jaune » dont la parole n’aurait pu valoir celle d’un ministre… Nos pseudo-élites, donc, ne veulent voir le monde qu’à travers les classements et hiérarchies qu’elles s’arc-boutent à rendre universelles, qu’elles imposent au-delà de toutes frontières, de toutes limites. Pourtant, la réalité du monde leur échappe, la finitude de notre monde en est une manifestation, et plus elle leur échappe plus elles sont déterminées à la faire disparaître, et plus elle leur apparaît insupportable.

Dans un article du Figaro intitulé « Des professeurs du public bloquent un prestigieux établissement privé nantais contraint d’annuler ses cours », en date du 20 mars 2024, le délégué départemental du parti Reconquête !, Arnaud Clémence, dénonce « un malaise entre le service public qui n’assure plus sa mission d’instruction, comme en témoigne l’écroulement de la France dans le classement Pisa et qui jalouse l’enseignement privé sous contrat ou hors contrat qui maintient un enseignement de qualité, et où le professeur, plus qu’un animateur, est un maître qui transmet un savoir ». Dans le même article, on peut lire qu’une sénatrice Les Républicains du même département, la Loire-Atlantique, Laurence Garnier, « dénonce des faits d’une extrême gravité […]. Empêcher des élèves d’accéder à leur établissement et menacer des enseignants sont des délits qui sont punis par la loi de notre pays ». Il y est question d’« insultes », de « prise d’otage », d’« atteintes aux droits fondamentaux »… L’article mentionne également qu’il s’agit du meilleur établissement de l’académie de Nantes, qu’il figure même à la trentième place du palmarès des meilleurs collèges publics et privés de France. Voici un « papier » qui illustre précisément la manière dont des hommes et des femmes de notre pays, à travers l’institution scolaire, fabriquent les conditions de leur propre victoire et de la légitimité de celle-ci. Tous semblent avoir oublié qu’il s’agit d’un établissement privé extrêmement sélectif, où les élèves, avant même d’arriver, ont été précisément triés. À quelques pas de là, on « rame » et on « trime » pour sortir la tête de l’eau de mômes condamnés à subir l’entre-soi de ceux que la sélection sociale a déjà relégués. Mais Laurence Garnier ne voit que la violence d’un blocage qui aura condamné une poignée d’enfants de sa « caste », de son monde, à être privée de deux heures de cours ; elle n’a probablement jamais imaginé la violence subie par les familles dont les enfants sont condamnés à être scolarisés dans des quasi-ghettos de pauvres, où il n’est plus rare qu’en temps cumulé, des mois entiers d’enseignement soient annulés, faute de professeurs, où l’encadrement des jeunes ne saurait être correctement assuré faute de personnels formés et reconnus. Arnaud Clémence, quant à lui, ne semble pas imaginer quels peuvent être les effets sur les enseignements des dispositifs de sélection à l’œuvre dans l’établissement en question et ses considérations sur les enseignants-animateurs du public versus les enseignants transmetteurs de savoirs de l’autre seraient à pleurer (de rire) si elles n’émanaient, encore une fois, du cercle des élites (Monsieur le délégué de Reconquête ! est aussi médecin de son état, autrement dit issu du système d’enseignement public de son Etat, et pas de son faisceau le moins « sélectif », ni le moins « reproductif »…). Quant au palmarès des meilleurs collèges et lycées publics, il vient consacrer la mise en compétition généralisée voulue par les « vainqueurs ». Une pensée, tout de même, pour les élèves de ces « cavernes platoniciennes » : à n’en pas douter, de même que leurs camarades de l’établissement Stanislas ou encore de l’Alsacienne, à Paris, où Gabriel Attal et nombre des membres de sa « caste » ont fait leur « classe », c’est sur eux que comptent nos élites pour se reproduire et reproduire à l’infini ce monde… Ces enfants-là n’ont-ils pas déjà perdu la possibilité d’éprouver le monde dans toute sa diversité, la réalité dans toute sa complexité, dans toute sa lumière ? Leurs parents émus que soit bloqué l’établissement de leurs enfants ne le sont-ils pas d’avoir manqué, malgré toutes les précautions prises, à leur devoir de protection de leur progéniture vis-à-vis de cette altérité qu’ils ne sauraient voir ? Non, ce n’est pas la lumière de connaissances éprouvées, vécues-vivantes, au service de projets politiques et sociaux vertueux qui vient nourrir et fortifier l’accession des pseudo-élites, mais plutôt la lumière éclatante de connaissances transmises dans l’entre-soi d’établissements « confidentiels », réservés, lumière qui rend aveugle au monde, lumière qui enferme, qui ne permet plus de distinguer ni les plis ni les formes et par conséquent écrase l’hétérogénéité à la surface du monde. La réalité du monde, dans ces « cavernes dorées », ne s’éprouve pas, elle n’est jamais que virtuelle, telle les ombres qui parviennent aux enchaînés de la caverne platonicienne, elle n’est qu’images. De toute évidence, notre élite politique est en partie le fruit de cet aplatissement, de cette virtualisation du monde « subie » au cours de leur « élevage ». Pour elle, l’accès à une pseudo-culture n’aura été qu’une possibilité radicale de fuir toute forme d’altérité, de ne pas s’abîmer, donc, dans les plis du monde. Nous ne pouvons, par conséquent, tenir Arnaud Clémence et Laurence Garnier comme entièrement responsables de leur inconsistance. Pas plus que Gabriel Attal ou Emmanuel Macron.

Mais nous autres, enseignants ? À quoi rêvons-nous encore ? Nos « métiers » auraient-ils encore un sens si nous ne participions plus à ces processus de sélection sociale ? Nos lycées ne sont-ils pas organisés en de vastes ensembles de groupes et sous-groupes de niveau ? Que dire de nos établissements d’enseignement supérieur ? À quel moment, au sein de nos établissements d’éducation et de formation, travaillons-nous réellement contre la civilisation homogénéisante et indifférenciée de la compétition, pour qu’advienne une civilisation de la différence ? À quel moment, au cœur même de notre travail, œuvrons-nous à abattre les hiérarchies sociales qui reposent sur des systèmes de valeurs raisonnablement « renversants » ? Primaire, secondaire, supérieure, École supérieure de…, École nationale supérieure, École des Hautes études, Grandes écoles…, tout cela ne porterait qu’à rire si les « puissants » de ce monde ne l’y avaient mené au bord du gouffre. Serons-nous éternellement de ceux qui consacrent leur travail à faire en sorte que « ça tienne » envers et contre tout, ou serons-nous de ces barbares qui au moment décisif hâtent la chute de ce qui est déjà mort pour explorer, tant qu’il est encore temps, « des possibilités radicalement nouvelles », de ces barbares, pour paraphraser Walter Benjamin dans Expérience et pauvreté, « qui peuvent donner, de temps à autre un peu d’humanité à cette masse [civilisée qui] la leur rendra un jour avec usure » ?

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