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Pleurer le passé ou repenser l’émancipation ?

Il faut reconnaître que Jean-Claude Michéa a su au fil de ses livres construire une critique radicale du capitalisme et de la forme de (sur)vie où nous nous débattons (1).

Le mode de destruction capitaliste

Sans doute n’est-il pas le seul ni le premier à avoir montré comment une gauche «libérale», progressiste mais antirévolutionnaire, a su se faire la porte-parole de la classe ouvrière pour mieux la déposséder de son autonomie et réduire son refus du capitalisme. En défendant l’équité ou la justice dans l’abstrait plutôt que l’égalité de fait, en éludant les conflits de classe et les antagonismes sociaux au cœur du capitalisme, les républicains libéraux ont travaillé activement à la récupération des luttes ouvrières au profit d’un réformisme qui n’a jamais été qu’un aménagement de l’oppression et non l’abolition du capital comme rapport social global de domination. Pourtant, il a mené cette critique avec constance et clarté, ce qui a permis une large diffusion de ses idées. D’autre part, il a su porter sa critique jusqu’au niveau de la contradiction principale de la logique délirante de la marchandisation du monde. En suscitant en permanence des désirs de consommation sans même que les besoins sociaux de base ne soient satisfaits, en concevant le progrès comme l’accumulation illimitée de biens et de services, la déraison capitaliste menace en effet l’humanité tout entière en détruisant l’écosystème. Face à ce défi, il ne peut plus être question seulement de changement de politique économique mais de révolution culturelle et de rupture radicale avec tout un modèle de société.

Le problème avec Michéa, ce n’est pas sa critique-constat en elle même, c’est plutôt au nom de quoi elle est portée et d’où il parle.

Critique hors du temps

En réalité, toutes les critiques de Michéa à l’encontre du capitalisme néolibéral sont formulées au nom du passé. Aussi ne faut-il pas s’étonner de ses attaques répétées et quasi obsessionnelles contre le «pédagogisme», terme des plus flous qui lui permet par avance de disqualifier tous ceux et toutes celles qui seraient en désaccord avec lui, responsable à ses yeux d’avoir précipiter l’école dans les griffes du marché. Sous prétexte que le capitalisme ne s’était pas encore emparé de toute la vie quotidienne avant le développement de la société de consommation de masse, c’était mieux avant. Pourtant sa logique était bien déjà à l’œuvre, le capitalisme pouvant bien changer de forme mais rester le même en son fond. Michéa est lui-même prisonnier d’un progressisme qu’il n’arrête pourtant pas de pourfendre par ailleurs, incapable qu’il est de penser en termes de rupture ou de bifurcation. De même, il invoque continuellement un bon sens populaire, le «common decency» empunté à Georges Orwell, sans bien voir toutefois qu’il a été en grande partie balayé par la marchandise qui a presque entièrement colonisé les imaginaires. A la fin, il ne tire pas toutes les conséquences de l’intégration de la classe ouvrière dans la société marchande et, maintenant, de sa décomposition, comme du reste de la société d’ailleurs. En ce sens, notre rapport à l’expérience ouvrière ne peut être que problématique.

On ne combat pas dans le présent avec les armes du passé. On voit mal aujourd’hui comment repenser l’émancipation sans articuler la question sociale avec les luttes pour la reconnaissance et contre toutes les formes de discrimination. Les violences policières dont l’actualité témoigne encore ces derniers jours et qui en viennent à faire système à l’époque de l’état d’urgence quotidien montrent que c’est un enjeu majeur. Cela passe aussi par une éducation attentive à l’émergence d’agir collectifs autonomes, aux liens humains authentiques qui peuvent se nouer entre les un-e-s et les autres, aux relations d’entraide et de solidarité susceptibles de devenir des principes actifs de résistance aux ravages du capitalisme et de l’idéologie sécuritaire. Mais il s’agit de conceptions éducatives bien éloignées de l’école que Michéa voudrait restaurer, elle-même instrument du capitalisme, sinon production.

Il y a des promesses de libération contre l’oppression dont nous héritons et qui sont encore incandescentes. Seulement, il faut leur donner un devenir ici et maintenant, les réactualiser véritablement plutôt que de s’enfermer impuissants dans un passé mythique en regardant fuire le réel.

Jérôme Debrune

(1) Il vient de publier Notre ennemi, le capital, Flammarion, 2017, 320 p.

0 Comments

  1. Aristide Durutte

    Accepter le présent et oublier l’émancipation ?
    Il y a certainement des choses qu’on peut reprocher à Michéa. Sa critique éminemment « philosophique » du capitalisme – on pourrait aussi dire ‘idéologique’ – néglige des aspects importants des choses. Voir l’article de N. Eyguesier dans la revue Notes & Morceaux Choisis ainsi que la préface de Bertrand Louart. Il faut s’intéresser aux conditions concrètes d’existence des gens pour les penser vraiment et agir en conséquence.

    La lutte « contre toutes les formes de discrimination » (dis-tu), le « droit d’avoir des droits » ! (comme le dit Michéa) ? Le problème est que, quand on parle discrimination, on n’évoque ni ne discute – le plus souvent – le contenu de ces luttes ? On est dans le contexte où l’évidence fait loi. Pourtant. Est ce que les luttes en question sont porteuses d’émancipation ? « Pour avoir écumé pendant des années les ‘quartiers sensibles’, côtoyé des ‘racailleux’ rebelles au socio apartheid auquel leurs familles sont soumises, dénoncé par le sociologue anarchiste Mathieu Rigouste, et discuté avec leurs parents lors de mouvements de solidarité à la suite du meurtre de l’un de leurs enfants par un policier, nous n’avons vu nulle part trace, dans leurs révoltes, d’idéaux d’émancipation au sens que ce concept revêtait lorsque le mouvement ouvrier n’avait pas été domestiqués par les bureaucrates syndicaux ou politiques… » (Comité translucide) On ne peut pas dire mieux ! Est-ce que suivre la manif organisée par l’abominable Parti des Indigènes de la République, c’est lutter contre les discriminations ou bien les encourager ? (à ce sujet : http://faut-le-dire.fr/index.php/2016/12/16/houria-bouteldja-et-le-pir/ ) A vouloir être dans les nécessités du moment on peut aussi se faire les courroies de transmission de l’aliénation ‘nouvelle formule’. C’est un des problèmes posés et tranchés par Michéa et auquel on ne trouve guère de solutions si l’on voit aujourd’hui comme axe principal de lutte pour l’émancipation la lutte contre les discriminations car il y a des luttes contre la discrimination raciale – par exemple – qui sont radicalement opposées à l’émancipation (ça ne veut pas dire qu’elles le sont toutes) Une telle perspective est celle précisément de la « gauche « libérale », progressiste mais antirévolutionnaire » dont tu parles dans ton texte. Et, de toute évidence, celle-ci ne se réduit pas au seul PS et ses satellites.
    On pourrait aussi évoquer l’alignement permanent de l’extrême gauche (certaines organisations anars comprises) sur la pensée libérale : les teigneux opposants au livre d’Escudéro : « la reproduction artificielle de l’humain », témoignent aussi que la lutte contre les discriminations (vis à vis des homosexuels, disent-ils…) empruntent des chemins bien tortueux.
    On pourrait aussi évoquer la pédagogie mais on n’a pas le temps ni l’espace pour s’étendre sur tous ces aspects ; il me paraissait cependant important de balayer devant la porte …

  2. Thierry Flammant

    Pleurer le passé ou repenser l’émancipation ?
    Plutôt d’accord avec Jérôme concernant Michéa. Le problème avec ces auteurs critiques souvent très pertinents au départ, c’est que, faute d’ancrage théorique marxiste ou anarchiste fort, ils s’égarent dans des travers que certains n’hésitent pas à récupérer et leur trajet s’éloigne bien souvent des préoccupations du mouvement ouvrier. Oui, ça pouvait être mieux avant, ou pire, ce n’est pas la question qui doit être plutôt : au profit de qui ? sur quelle base ? à partir de quel rapport de force ? A titre personnel, je pense que l’école publique se portait mieux avant la loi Debré de 1959; je pense que la Sécurité sociale se portait mieux avant les premières ordonnances conduisant à sa destruction; je pense que le savoir scolaire était plus pertinent avant la loi Fillon sur les compétences, etc. Quant aux “armes du passé”, quelles sont-elles ? La lutte des classes, la démocratie ouvrière, la grève… Nous n’en avons pas d’autre et les “nuit debout” et autre “podemos” ne sont que des fadaises inutiles que la réalité de la lutte des classes, précisément, se charge de remettre à leur place. Le Capital de Marx est une arme du passé. Veut-on lui substituer Piketty ? La géographie universelle d’Elisée Reclus est une arme du passé. Veut-on lui substituer Michel Lussault ? La réponse est dans la question.

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