José Carlos Libâneo est un des importants penseurs brésiliens contemporains de l’éducation. Dans un entretien à la revue Penser a Pratica en 1998, il revient sur certaines des idées qu’il a développé au cours de son travail et sur certaines de ses positions en matière pédagogique. Il effectue en particulier une critique du constructivisme en pédagogie à partir de la pédagogie critique. La première critique renvoie au psychologisme. Le constructivisme est une théorie psychologique et ne tient pas compte de la dimension sociologique dans l’enseignement. La seconde tient au fait que l’accent n’est pas mis sur la maîtrise de contenus critiques par l’enseignant. Or pour les pédagogues critiques, il ne peut pas y avoir de formation à la pensée critique sans des savoirs critiques.
[….]
PP : Vous continuez à valoriser l’école dans ce moment de crise de l’éducation. Quelles priorités ont besoin d’être atteintes par l’école dans la perspective d’une école émancipatrice ?
Libâneo : Je propose quatre objectifs pour l’école d’aujourd’hui. Je vais les rappeler de manière successive, mais ils forment une unité : la réalisation de l’un dépend de la réalisation des autres.
Le premier d’entre eux est le fait de préparer les élèves pour le processus de production et pour la vie dans une société techno-scientifique-informationnelle. Cela signifie préparer au travail, mais également aux formes alternatives de travail. Pour cela, il est nécessaire d’investir dans la formation générale : dans le domaine des instruments de base de la culture, de la science, des compétences technologiques et des habiletés techniques requises pour les nouveaux processus sociaux et cognitifs. Dans la pratique, je me réfère aux contenus (connaissance, concepts, habiletés, valeurs, attitudes) qui favorise la vision d’ensemble des choses, la capacité à prendre des décisions, de faire des analyses globales, d’interpréter des informations, de travailler dans des équipes interdisciplinaires…
En deuxième lieu, je propose l’objectif de fournir les moyens de développer les capacités cognitives et opératives, ou encore, d’aider les élèves dans les compétences de pensée autonome, critique et créative. Cela est un point central de l’enseignement actuel, qui doit être considéré en relation étroite avec les contenus, car c’est par les contenus que les élèves développent la capacité d’apprendre, de développer leurs propres moyens de penser, de chercher des informations.
Le troisième objectif est la formation à une citoyenneté critique et participative. Les écoles ont besoin de créer des espaces de participation pour les élèves dans et hors de la salle de classe où ils exercent une citoyenneté critique. Il est nécessaire de reprendre des initiatives des élèves au sein de l’école pour une action hors de l’école, dans la communauté. J’insiste sur l’idée d’une chose organisée, orientée par l’école, dans laquelle les élèves peuvent pratiquer la démocratie, l’initiative, le leadership, la responsabilité.
Le quatrième objectif est une formation éthique. Il est urgent que les directeurs, les coordonnateurs et les professeurs comprennent que l’éducation morale est un besoin pressant de l’école actuelle. Je ne prêche pas le moralisme, l’endoctrinement. Je parle d’un projet pédagogique, d’une organisation curriculaire, qui prévoit un enseignement où penser les valeurs. Ma proposition est la formulation intentionnelle, collective, de stratégies dirigées vers l’enseignement de compétences à penser dans la perspective d’une éducation morale, de la prise de décision. Je pense qu’un bon début serait de reprendre dans les écoles une pratique très commune : des orientateurs éducatifs travaillent avec un groupe de dix/quinze élèves dans des « sessions d’orientation de groupe » où l’on débat de questions morales sur l’amitié, le sexe et l’amour, la justice, l’honnêteté…. Il est important que je précise que les compétences éthiques de valorisation, de décision, d’action… ont à voir avec la pratique. Vous apprenez à être juste pas seulement en écoutant quelqu’un dire ce qu’est la justice, mais en pratiquant la justice au quotidien, à chaque moment et à chaque endroit. Pour cela, le projet pédagogique est fondamental parce qu’il exprime les intentions de la direction et des professeurs, je veux dire, les propositions éducatives de l’équipe en lien avec les objectifs communs, l’organisation de l’école, la discipline et également les objectifs et les pratiques du champ éthique : la solidarité, le respect des différences et la diversité culturelle, la justice, l’honnêteté, la préservation de l’environnement, la paix et la recherche de la qualité de vie.
Ce sont quelques pistes, très simples, mais qui à mon avis sont les points a minima d’un programme de caractère démocratique. En résumé, je propose d’investir dans l’encapacitation effective pour des emplois réels et dans la formation d’un sujet politique socialement responsable.
[…]
PP : Vous paraissez contrarié par les orientations pédagogiques constructivistes. Quelle est votre opinion à ce sujet ? […]
Libâneo : Je ne suis pas contre le constructivisme, mais contre son officialisation et sa banalisation. Le constructivisme est une conception de la psychologie du développement et de l’apprentissage qui met l’accent sur la construction de la connaissance par l’élève, sur la relation active entre l’élève et l’objet de la connaissance, sur l’importance de la construction des structures cognitives. C’est une théorie importante et sans doute utile aux professeurs. Le problème consiste dans le fait de considérer que le constructivisme résout tous les maux pédagogiques de l’école. La professeure Marilia Miranda, de l’UFG [Université Fédérale de Goias] a étudié les excès et les risques de l’adoption du constructivisme au Brésil. Une de ces critiques principales est une version actuelle du constructivisme qui transforme une conception psychologique de l’intelligence en principe éducatif ou encore ce que l’on pourrait appeler le retour du « psychologisme » en éducation.
La diffusion de cette conception est tellement grande que certains Etats ont officialisé le constructivisme. Dans beaucoup d’endroits, on dit aux professeurs d’oublier tout ce qu’ils savent et font, parce que maintenant c’est le constructivisme. Les professeurs comprennent que ce n’est pas le professeur qui enseigne et que c’est l’élève qui construit sa connaissance, que maintenant il n’est plus nécessaire de recourir à des livres de didactique parce que ce qui est important ce sont les représentations de l’enfant… Je ne suis pas d’accord avec cela. Je sais qu’il y a beaucoup d’intellectuels sérieux qui ont influencé les professeurs avec leurs livres et leurs conférences, mais il est nécessaire que nous fassions attention à ce que font les enseignants, à ce qu’ils disent, au monde culturel de l’école et du professeur. Par exemple, quand on dit que l’enfant apprend en faisant, que c’est lui qui construit sa connaissance, le professeur a alors un bon alibi pour se libérer du poids de son impréparation théorique et professionnelle. Maintenant, il n’a plus besoin de se soucier des contenus. Le professeur n’a pas besoin d’être une autorité intellectuelle dans la salle de classe parce que ce qu’il doit se contenter de faire, c’est d’orienter les élèves. Je ne pense pas que cela soit comme cela que l’on fasse une école et un enseignement de qualité.
[ Promoteur d’une « pédagogie socio-critique ou historico-sociale des contenus » qui les appréhendent en lien avec leurs conditions sociales et historiques, Libâneo écrit par ailleurs :
« La diffusion des contenus est une tâche essentielle. Non pas des contenus abstraits, mais des contenus vivants, concrets et indissociables des réalités sociales. […] Si je définie la pédagogie critique, c’est la conscience des conditionnement historico-sociaux, la fonction de la pédagogie « des contenus » est de faire un pas en avant dans le rôle transformateur de l’école, mais à partir des conditions sociales. » (Didactique, 1994) ]
NB : Il est intéressant pour réfléchir à la question de l’autorité de compétence de l’enseignant de relire ce texte de Bakounine, tiré de Dieu et l’État :
« S’ensuit-il que je repousse toute autorité ? Loin de moi cette pensée. Lorsqu’il s’agit de bottes, j’en réfère à l’autorité du cordonnier ; s’il s’agit d’une maison, d’un canal ou d’un chemin de fer, je consulte celle de l’architecte ou de l’ingénieur. Pour telle science spéciale, je m’adresse à tel savant. Mais je ne m’en laisse imposer ni par le cordonnier, ni par l’architecte, ni par le savant. Je les écoute librement et avec tout le respect que méritent leur intelligence, leur caractère, leur savoir, en réservant toutefois mon droit incontestable de critique et de contrôle. Je ne me contente pas de consulter une seule autorité spécialiste, j’en consulte plusieurs ; je compare leurs opinions, et je choisis celle qui me paraît la plus juste. Mais je ne reconnais point d’autorité infaillible, même dans les questions toutes spéciales ; par conséquent, quelque respect que je puisse avoir pour l’honnêteté et pour la sincérité de tel ou de tel autre individu, je n’ai de foi absolue en personne. Une telle foi serait fatale à ma raison, à ma liberté et au succès même de mes entreprises; elle me transformerait immédiatement en un esclave stupide et en un instrument de la volonté et des intérêts d’autrui.
Si je m’incline devant l’autorité des spécialistes et si je me déclare prêt à en suivre, dans une certaine mesure et pendant tout le temps que cela me paraît nécessaire, les indications et même la direction, c’est parce que cette autorité ne m’est imposée par personne, ni par les hommes ni par Dieu. Autrement je les repousserais avec horreur et j’enverrais au diable leurs conseils, leur direction et leur science, certain qu’ils me feraient payer par la perte de ma liberté et de ma dignité humaines les bribes de vérité, enveloppées de beaucoup de mensonges, qu’ils pourraient me donner.
Je m’incline devant l’autorité des hommes spéciaux parce qu’elle m’est imposée par ma propre raison. J’ai conscience de ne pouvoir embrasser dans tous ses détails et ses développements positifs qu’une très petite partie de la science humaine. La plus grande intelligence ne suffirait pas pour embrasser le tout. D’où résulte, pour la science aussi bien que pour l’industrie la nécessité de la division et de l’association du travail. Je reçois et je donne, telle est la vie humaine. Chacun est autorité dirigeante et chacun est dirigé à son tour. Donc il n’y a point d’autorité fixe et constante mais un échange continu d’autorité et de subordination mutuelles, passagères et surtout volontaires. »