Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme ont analysé comment la récupération de certaines thématiques libertaires par le capitalisme s’est opéré au prix d’un décrochage entre critique sociale et critique artiste. Il est possible de se demander dans quelle mesure il en est de même en ce qui concerne les pédagogies actives.
Projet professionnel de l’élève, socle commun de compétence …il est possible de se demander dans quelle mesure ces dispositifs n’indiquent pas une pénétration du nouvel esprit du capitalisme au sein de l’école en s’appuyant sur des notions issues des pédagogies nouvelles.
Ce que l’on tentera de montrer ci-dessous, c’est qu’il est nécessaire de distinguer au sein des pédagogies nouvelles, celles qui étaient déjà issues d’une tradition libérale de celles qui sont issues du mouvement ouvrier anti-autoritaire. C’est au prix d’une confusion entre ces deux types de pédagogie que l’on peut être conduit à penser qu’il y aurait une continuité entre libéral et libertaire. Confondre libéral et libertaire, c’est comme en philosophie confondre utilitariste et pragmatiste.
1- Herbert Spencer: une pédagogie libérale et utilitariste
Herbert Spencer est un penseur ultra-libéral dont les thèses, incluant une critique de l’Etat, peuvent entraîner la confusion d’une continuité entre libéralisme et mouvement libertaire. C’est ce que peut donner à penser par exemple son ouvrage L’individu contre l’Etat.
Néanmoins comme on va le voir, Herbert Spencer s’incrit dans la continuité de l’utilitarisme de Bentham. De fait, il fait de l’utilité le critère principal de l’action et le plaisir la finalité de celle-ci. Cet aspect est présent par exemple dans ses écrits pédagogiques:
“Comme une pierre de touche qui peut nous faire juger de l’excellence d’un plan d’éducation vient cette question: “Y-a-t-il chez l’enfant une excitation agréable ?”[…] nous pouvons avec sureté se servir de ce criterium […] la saine activité est agréable et que l’activité pénible n’est pas saine” (De l’éducation intellectuelle morale et physique, Edition Alcan, 1930, p.126)
Comme on le voit dans ce passage le critère de l’intérêt de l’enfant, de ce qui suscite son désir et de ce qui est utile, est le plaisir. La finalité dernière de l’être humain est le plaisir.
2- Jean-Marie Guyau, critique de la pédagogie de Spencer
Jean-Marie Guyau est un philosophe vitaliste français dont les théories morales ont été jugées par le penseur anarchiste Kropotkine proche de ce qu’il fallait entendre par une morale anarchiste.
Ainsi, dans son opuscule La morale anarchiste, Kropotkine écrit:
“Quant à les expliquer, les moralistes religieux, utilitaires et autres, sont tombés, à leur égard, dans les erreurs que nous avons déjà signalées. Mais il appartient à ce jeune philosophe, Guyau — ce penseur, anarchiste sans le savoir — d’avoir indiqué la vraie origine de ces courages et de ces dévouements, en dehors de toute force mystique, en dehors de tous calculs mercantiles bizarrement imaginés par les utilitaires de l’école anglaise. Là où la philosophie kantienne, positiviste et évolutionniste ont échoué, la philosophie anarchiste a trouvé le vrai chemin. Leur origine, a dit Guyau, c’est le sentiment de sa propre force. C’est la vie qui déborde, qui cherche à se répandre. ” Sentir intérieurement ce qu’on est capable de faire, c’est par là même prendre la première conscience de ce qu’on a le devoir de faire “.
L’action humaine n’a pas pour finalité la recherche égoiste du plaisir et ne procède pas à un calcul utilitariste. L’être humain est capable d’altruisme sous l’effet d’une energie vitale qui déborde son utilité personnelle.
Dans Education et hérédité, Guyau critique directement la pédagogie d’Herbert Spencer:
“Spencer, lui, veut prendre comme criterium supérieur de la bonne méthode le plaisir des enfants – l’intérêt, l’admiration, soit, mais le plaisir, l’amusement ?…Loin de subordonner le travail au plaisir, il faut que l’enfant trouve son plaisir dans le travail même, dans l’exercice de ses facultés et dans le sentiment d’un devoir accompli. La vie n’est autre chose qu’un travail et une soumission à des règles, ne la représentez pas aux enfants comme un jeu de boule ou de quilles: ce serait les démoraliser, et au lieu de faire des hommes, préparer la société de grands enfants. Celui qui ne sait que jouer et juge tout d’après son plaisir est un égoiste et un paresseux.
Au reste, le jeu lui-même exige encore un certain travail. Car ne l’oublions pas le plaisir trouvé dans le jeu devient très vite l’intérêt de la difficulté à vaincre et la preuve c’est que le jour où le jeu à cessé d’être difficile, il a cessé d’amuser” (Education et hérédité, p.119-120).
3- L’éducation intégrale, une éducation du travail
Néanmoins, Guyau et Kropotkine divergent sur la place de la discipline. En effet, après s’être attaqué à Spencer, Guyau critique également l’école anarchiste fondée par Tolstoi pour son absence de discipline.
Mais tel n’est pas l’avis de Kropotkine qui considère que l’éducation anarchiste doit abolir la discipline:
“discipline qui engendre la dissipation et le mensonge” (comme il le précise dans un texte collectif – Définition du programme du comité pour l’éducation anarchiste, daté de 1882).
Néanmoins, en quoi peut-on considérer alors que l’éducation libertaire ou anarchiste se distingue de l’éducation libérale de Spencer ?
La distinction tient au fait que l’éducation anarchiste est une éducation ouvrière car elle accorde une place centrale au travail et non jeu, à l’action et non au plaisir.
Cette place accordée au travail est la condition de possibilité de l’éducation intégrale:
“c’est-à-dire tendre au développement harmonieux de tout l’individu et fournir un ensemble complet, connexe, synthétique et parallèlement progressif dans tous les domaines des connaissances intellectuelles, physiques, manuelles et professionnelles” (Ibid)
La notion d’éducation intégrale est au coeur également de la pédagogie de l’anarchiste Paul Robin:
“Nous n’avons pas le moins du monde la prétention de faire de nos élèves des savants universels. Par ce mot d’éducation intégrale, nous entendons celle qui tend au développement progressif et bien équilibré de l’être tout entier, sans lacunes, ni mutilation, sans qu’aucun côté de la nature humaine soit négligé ni systématiquement sacrifié à un autre. […] L’éducation intégrale contient et réunit les trois facteurs habituels, à savoir : l’éducation physique, intellectuelle et morale.”
Cette visée de former des êtres complets par leur propre travail est également au coeur du projet de Sébastien Faure:
“L’Education doit avoir pour objet et pour résultat de former des êtres aussi complets que possible, capables, en dépit de leur spécialisation accoutumée, quand les circonstances le permettent ou le nécessitent : travailleurs manuels, d’aborder l’étude d’un problème scientifique, d’apprécier une œuvre d’art, de concevoir ou d’exécuter un plan, voire de participer à une discussion philosophique ; travailleurs intellectuels, de mettre la main à la pâte, de se servir avec dextérité de leurs bras, de faire, à l’usine ou aux champs, figure convenable et besogne utile. […] C’est pourquoi on y mène de front l’instruction générale et l’enseignement technique et professionnel.”. (“La Ruche”, in L’encyclopédie anarchiste).
Ce n’est donc pas une éducation par le jeu ayant comme critère le plaisir, mais une éducation par le travail, visant au développement de l’intégralité des capacités de l’individu qui est menée.
Il est possible également de rappeler que la pédagogie de Freinet accorde une place centrale au travail et non au jeu (comme le souligne par exemple le titre de l’un de ses ouvrages, L’éducation du travail). De même, le philosophe pragmatiste John Dewey, dans un texte intitulé “L’intérêt et l’effort” prend soin de distinguer une pédagogie de l’intérêt d’une pédagogie du plaisir. S’appuyer sur le désir de l’enfant, ce n’est pas prendre comme critère le plaisir.
Conclusion: Les pédagogies inspirées de l’utilitarisme, comme la société néolibérale, mettent au principe de leur anthropologie, un individu hédoniste. En effet, la société de consommation néolibérale s’accomode parfaitement d’individus qui ne recherchent que la facilité et leur plaisir, qui ne cherchent pas à fuire le confort qui leur est proposé et qui se trouvent rebutés par la moindre lutte à mener. Quoi de plus souhaitable après tout pour l’économie capitaliste que des individus incapables de mener le moindre combat pour conquérir leur émancipation, tout juste apte à s’aliéner dans les plaisirs offerts par une société du divertissement ?
Pédagogies libertaires contre pédagogies libérales
Le plaisir. Pourquoi pas ? Nous sommes dans un environnement, social, culturel, politique, historique, revendiquant en permanence la souffrance, l’effort, la contrainte, la peine, le sérieux. Trop. C’est trop. C’est surtout insupportable à l’Homme. Nous ne devons pas mourir en croix tout au long de notre vie. Nous devons jouir du temps dont nous disposons pour, dans le plaisir et la joie partagés avancer et faire avancer l’humanité sur son chemin incertain. Nous sommes nombreux à constater que “apprendre” se réalise mieux et plus vite quand il y a jeu, parce qu’il y a enjeu. Supprimez le jeu de l’enfant. Et il ne deviendra ni adulte ni restera enfant. Il ne pourra pas se construire ni passé, ni présent et son avenir sera encore plus incertain. Jouons donc sans entrave, mais avec humanité.
Pédagogies libertaires contre pédagogies libérales
La joie de la création certes ! Mais est-ce la même chose que le plaisir ?
« La vie nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. […] nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie » (Bergson, 1911).
Le jeu, oui peut-être…Mais lequel ? Le jeu-haschich ou le jeu-travail ? Le jeu-travail créateur ?
“Il y a certaines activités qui sont spécifiques au petit d’homme, comme la course après la souris est spécifique au petit chat. Elles sont la satisfaction normale de nos besoins naturels les plus puissants : intelligence, union profonde avec la nature, adaptation aux possibilités physiques ou mentales, sentiment de puissance, de création et de domination, efficacité technique immédiatement sensible, utilité familiale et sociale manifeste, grande amplitude de sensations, peine, fatigues et souffrances incluses. Il ne s’agit pas ici d’une vulgaire joie, d’un superficiel plaisir, mais d’un processus fonctionnel : la satisfaction de ces besoins procure par elle-même la plus salutaire des jouissances, un bien-être, un sentiment de plénitude, au même titre que la satisfaction normale de nos autres besoins fonctionnels. Et cette satisfaction se suffit à elle-même. C’est pourquoi de telles activités sont en même temps des jeux, dont elles ont les caractéristiques générales, qu’elles détrônent et remplacent le jeu.” (Freinet, L’éducation au travail )
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