Louise Thierry, c’est une professeure des écoles dans les quartiers Nords de Paris, au milieu des petits élèves d’une cité du 19ème arrondissement. Elle travaille en pédagogie Freinet, enfin plus ou moins… Elle vous raconte ! Retrouvez les Chroniques de Louise Thierry ici.
Lundi 18 octobre 2021. Nord de Paris, quartier populaire.
C’est le début de la semaine en classe de CM2 B.
Voilà plusieurs jours que, pendant le Silence on lit, je bouquine un livre sur le 17 octobre, celui de 1961 où l’on noya des Algériens dans la Seine.
Vendredi, une élève m’avait demandée de quoi parlait exactement mon livre. J’avais promis de leur en parler…
Alors, ce matin de 18 octobre, pendant notre point actu du lundi, j’ai demandé si certain.es avaient entendu parlé de la commémoration d’hier.
« Oui, moi j’ai compris qu’il y a eu un truc sur l’Algérie mais j’ai pas trop compris pourquoi. »
« C’était une manifestation pour les Algériens tués mais je ne sais pas lesquels. »
« Le président a parlé des Algériens et d’une guerre mais je ne sais pas si c’était la Seconde guerre mondiale. »
Cela me perturbe toujours de constater que, même dans ces quartiers où les familles de mes élèves sont forcément touchées par ce morceau de notre Histoire, des quantités d’enfants ignorent la colonisation, la guerre d’indépendance et encore plus ce qui s’est passé en France durant cette période.
On part de ça :
A partir de 1830, le gouvernement français a décidé de coloniser l’Algérie. En 1832, l’Algérie est devenue une partie de l’empire français.
Une élève remarque :
« Dans la classe, il y a une BTJ qui s’intitule Quand l’Algérie était française, ça parle de ça, maitresse ?
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Oui, exactement. Cette BTJ explique tout ce qui s’est passé pendant cette période de colonisation. Les élèves intéressés peuvent évidemment la lire !
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Et les Algériens ne disaient rien ? Le gouvernement des Algériens, qu’a-t-il dit ? »
Je tente d’expliquer à grands traits :
Cela a pris du temps, c’était compliqué.
Mais, dans les années 1930, le peuple algérien a vraiment commencé à s’organiser pour résister à cette colonisation et tenter de reprendre son indépendance. A cette époque là, à Paris, il y avait beaucoup d’Algériens qui travaillaient là, sans leur famille.
« Ah oui ! Ça me fait penser au texte sur Ahmed Kerbache que tu nous as lu l’autre jour avant d’aller aux archives de Paris !
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Oui, exactement. »
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Ahmed Kerbache, c’est un algérien qui a réellement vécu en 1926 dans notre quartier. Nous en avons retrouvé la trace dans un recensement de l’époque. L’année dernière, un élève de mon ancienne classe de CM2 B en a imaginé le portrait à partir des renseignements contenus dans le recensement en question et de ce que nous avions appris en classe sur cette période.
Voici :
« Ahmed Kerbache, ouvrier du quartier de la Villette
(récit inventé par Ahmed C., élève de CM2 en 2020)
Arrivé en France en 1921, Ahmed Kerbache travaillait en tant que manœuvre pour l’usine à gaz. Il vivait à Paris dans le 19ème arrondissement, précisément au 26 de l’impasse des Anglais. Il avait plusieurs amis. Eux aussi étaient Algériens et vivaient dans l’impasse des Anglais. Tous ses amis étaient des hommes. Certains étaient mariés mais leurs femmes étaient restées en Algérie. A cette époque-là, la France était en train de coloniser l’Algérie depuis 1832. Ahmed transportait tous les jours des kilos de charbon pour l’usine. Il rentrait tous les jours sale. Il avait un salaire misérable parce qu’il était Algérien et qu’il changeait de métier souvent. Il se disait qu’il ne pourrait jamais avoir une femme et des enfants car il ne pourrait pas les nourrir. A cause de ses origines, il ne pouvait pas non plus aller au Mont-de-Piété pour emprunter de l’argent. Parfois, Ahmed n’avait plus assez d’argent pour payer son loyer. Son propriétaire voulait l’expulser de son logement mais Ahmed savait qu’il pourrait habiter avec ses autres amis Algériens car ils étaient solidaires entre eux. Ses amis étaient souvent mariés mais leurs femmes et leurs enfants étaient restés en Algérie. Ahmed n’avait pas assez d’argent pour se payer un voyage pour retourner en Algérie. Il était venu en France pour se trouver du travail mais sa vie était vraiment compliquée. »
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J’ai continué mon explication.
Je place quelques repères : 1954, début de la guerre entre les autorités françaises et le peuple algérien. 1962, indépendance de l’Algérie. Les dates atterrissent sur la chronologie vivante de notre classe.
J’explique que, durant toute cette période, en France, il y avait des personnes qui pensaient que l’Algérie devait rester française mais il y en avait d’autres qui étaient pour l’indépendance et, surtout, qui pensait qu’il fallait arrêter de faire la guerre aux Algériens. J’explique aussi que mon grand-père me racontait souvent cette période quand j’avais leur âge parce qu’en 1962, il était dans la manifestation à Charonne, pour la paix en Algérie.
J’explique alors que, en octobre 1961 à Paris, les Algérien.nes étaient soumis.es à une loi injuste qui leur imposait un couvre-feu juste pour elleux. Les élèves savent parfaitement ce qu’est un couvre-feu !
J’explique ce qu’ont voulu faire les familles algériennes le soir du 17 octobre 1961 : cette promenade nocturne, pacifique, dans les rues de Paris, pour protester contre ce couvre-feu raciste. J’explique les ordres qu’ont reçu les policiers, ce qu’ils ont fait. J’explique que, pendant des années, cela a été caché pour que personne ne connaisse la vérité de ces crimes.
Une élève remarque que les historien.nes doivent sûrement savoir en allant dans les archives (nous venons de découvrir qu’on fait de l’histoire avec des archives, en enquêtant sur le passé ; cette notion est très en vogue, dans la classe, à cette période de l’année).
Alors j’explique ce que les gens ont commémoré dans la rue hier, j’explique enfin qu’ils l’ont font parce que, encore aujourd’hui, les historien.nes ont beaucoup de mal à faire leur travail sur cette affaire.
Nous sommes en CM2.
On écrit un petit texte intitulé Pourquoi une guerre en Algérie ?, qui reprend les dates de l’époque ; simplement
A la fin, durant le bilan de la journée, une petite fille me remercie :
« Maitresse, tu m’as expliqué quelque chose qui fait partie de ma famille et que je ne comprenais pas car aucun adulte ne me l’avait vraiment expliqué alors que ma mère en parle souvent en pleurant : mon arrière grand-père (algérien) est mort pendant cette guerre d’Algérie. Alors je te dis merci ! »
Louise Thierry
Crédit photographique : Mathilde Larrère (merci !) – manifestation du 17 octobre 2021
Ce texte a initialement été publié dans la rubrique L’Imprévu, avant de devenir le premier numéro des Chroniques de Louise Thierry. Vous pouvez retrouver les imprévus précédents ici !
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