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Les Yeux fardés, Lluis Llach (roman)

Ni la forme ni l’intrigue littéraire ne sont les grands atouts du roman de Lluis Llach?, Les Yeux fardés. En effet, le récit est construit en une série d’entretiens qui remontent la trajectoire de vie sinueuse de Germinal dont la mère, sétoise, décide, par amour, de franchir la frontière catalane pour vivre à Barcelone. C’est là qu’il voit le jour et grandit, plus spécifiquement dans le quartier de la Barceloneta. Il y noue une solide amitié avec Joana, Mireia et David, d’autres enfants de son âge.

Les rebondissements de l’intrigue, parfois assez maladroits, n’empêchent pas d’embarquer sans reprendre­ sa respiration dans la lecture des presque 400 pages du livre­. Sans trop la dévoiler, on peut indiquer que les deux personnages féminins disparaissent assez vite du récit tandis que monte en puissance l’amour homosexuel entre les deux protagonistes masculins.
Le sel de l’ouvrage réside surtout dans son arrière-plan historique qui nous immerge totalement dans la Barcelone des années trente, et plus encore dans la Barceloneta, secteur de la ville alors prisé des groupes et militants anarchistes. Ce quartier populaire façonne la destinée du narrateur en un jeu de miroir­ assez vertigineux. En ces temps, la ville est un véritable laboratoire : il s’y fait de prodigieuses expé­riences d’éducation populaire, l’action et la réflexion politiques y sont tournées vers l’imagination d’un futur inédit. Ce bouillonnement est brisé par la réaction franquiste qui engloutit les rêves sous les bombes de son aviation, met en déroute­ une armée de va-nu-pieds, jette sur les routes des milliers de réfugiés. Pour les anarchistes, les partis d’appareil sont aussi aux manettes de la remise en ordre. Pris entre deux feux, ils paient un tribut terrifiant lors la guerre civile. Dans l’après-guerre, Barcelone, transfigurée, n’offre plus qu’un refuge clandestin, interlope et sans lendemain à Germinal dont l’existence ne reprend­ sens qu’en retrouvant son « Ami Aimé ».
Étrangement, si l’histoire de l’Espagne­ du premier xx e siècle ne s’est jamais longtemps éloignée des unes de l’actualité internationale, éditoriale et muséale – la récente­ exposition du Musée Picasso de Paris, tout comme celle, plus ancienne­, du MAHJ, consacrée aux clichés de Capa, Taro et Chim le montrent – le sujet a, en revanche, totalement disparu des programmes d’histoire scolaire. Or, ce roman nous rappelle magistralement qu’à l’ombre des écrits d’Orwell, il est nécessaire d’en aborder, ne serait-ce que par la fiction littéraire, les grands épisodes. S’ils nous éclairent sur les déshonneurs passés et présents d’une Europe figée dans un conservatisme identitaire rance, ils nous rappellent aussi, avec force, que le vieux continent reste un terreau fertile pour penser et expérimenter des projets émancipateurs, fédérateurs, porteurs de valeurs huma­nistes, fruits de la volonté de femmes et d’hommes modestes qui ne consentent pas à se rendre.

Véronique Servat

Lluis Llach, Les Yeux fardés, Actes Sud Littérature (coll. Lettres hispaniques), 2015 (rééd. poche 2017), 320 p., 8,90 €.
– Traduit du catalan par Serge Mestre.

Lluís Llach est un chanteur catalan, connu comme une des figures de proue du combat pour la culture catalane contre le franquisme. Sa chanson L’Esta­ca (Le Pieu) est devenu un véri­table hymne libertaire catalan. (Ndlr)

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