Vendredi 21 [*Juin*]
Article lu sur :http://collectif-cape.fr/content/actualites
“On se prive en permanence de la richesse humaine”
“Propose cours d’espagnol en échange de cours de rollers”. Dans les réseaux d’échanges réciproques de savoirs (RERS), les membres donnent et reçoivent des savoirs et savoir-faire. Créés en 1971, ils s’inscrivent résolument dans une démarche d’éducation populaire. A l’occasion de la parution de son dernier livre (1), nous avons rencontré Claire Héber-Suffrin, co-fondatrice des RERS.
Les Idées en mouvement : Quel est le point de départ des RERS ?
Claire Héber-Suffrin : Dans les années 70, j’étais institutrice à Orly, en banlieue parisienne et déjà, je refusais les “catégorisations”. J’étais certes confrontée aux difficultés d’apprentissage scolaire de certains enfants mais je constatais dans le même temps qu’ils détenaient de nombreux savoirs, lesquels étaient méconnus ou ignorés par l’école et par eux-mêmes. Même constat du côté des parents : je n’en ai jamais rencontré qui ne s’intéressaient pas à l’école de leurs enfants, mais des parents qui avaient peur de l’école, lieu de leur propre échec. Je militais par ailleurs dans des mouvements d’éducation populaire, où j’ai acquis des démarches et des techniques d’animation, de pédagogie coopérative et active. A partir de ces constats, j’ai modifié mes pratiques d’enseignante en offrant la possibilité à ces jeunes de transmettre certains de leur savoir. L’idée des échanges réciproques des savoirs a ainsi pris forme avec les élèves de la classe, puis s’est élargie avec les habitants du quartier, une cité HLM, puis la ville. Avec mon mari, Marc, éducateur bénévole dans un club de prévention, nous avons donc créé le premier réseau en nous inspirant à la fois de notre expérience et de nos lectures : Edgar Morin, Ivan Illich, Célestin Freinet…
L’idée centrale est donc de prendre conscience de ses propres capacités…
Et c’est ainsi que des enfants par exemple se retrouvent en situation de réussite. Mais pour apprendre, encore faut-il avoir suffisamment d’estime de soi. Les savoirs, il faut les chercher car cela vaut la peine d’être dans un bain de savoirs. Et pour enseigner, il faut s’appuyer sur ce que savent déjà les élèves, les considérer comme capables d’apprendre, éveiller leur curiosité, les accompagner dans leurs recherches des savoirs. C’est valable à tout âge. Je trouve qu’on se prive en permanence de la richesse humaine. D’ailleurs, un réseau est une association fonctionnant à l’échelle d’une agglomération, d’une zone rurale, d’un établissement scolaire, d’une classe, ou d’une entreprise. Il peut comprendre plusieurs centaines de personnes. Nous comptons aujourd’hui environ 500 réseaux en France, ce qui touche (peut-être ?) autour de 100 000 personnes. Des réseaux très divers.
En quoi ces réseaux sont-ils actuels ?
Ils sont actuels parce qu’ils développent une présence authentique à soi, à autrui, au monde. Dans notre livre, nous nous sommes concentrés sur cette question de la présence : la présence à soi, formatrice de soi, la présence à autrui, réciproquement formatrice et la présence au monde où l’on forme et qui nous forme. Nous avons présenté la dynamique de construction coopérative des réseaux ainsi que leurs liens étroits avec la création collective. Oui, ils sont actuels parce que c’est nous, citoyens présents dans ce monde, qui les créons. Enfin, ils sont actuels parce que fondés sur une permanence de choix : ils sont témoins et créateurs de valeurs que nous considérons comme “universelles” et permanentes.
Vous vous inscrivez dans la tradition de l’éducation populaire…
Totalement. Pour moi, l’éducation populaire, c’est l’éducation partout, pour tous, de tous et surtout PAR tous, y compris par ceux que l’on ne considère pas. Tirer le meilleur de soi-même, donner sens à la société dans laquelle on vit est toujours d’actualité. Comment peut-on participer à des débats démocratiques sur l’écologie ou sur la génétique si l’on ne possède pas des clés et des connaissances minimums ? La question des apprentissages est fondamentale. Le rôle de l’éducation populaire, c’est de faire de l’hétérogénéité de notre société une chance, c’est sortir des cloisonnements actuels. Il y a aujourd’hui des logiques descendantes où dans ‘le meilleur des cas’, on fait preuve de compassion pour les choses difficiles que vit l’autre. Il faut que l’on se bagarre politiquement et démocratiquement pour l’égalité et la justice mais il faut arrêter d’avoir ce regard surplombant. En ce sens, l’éducation populaire pourrait être une occasion de reconnaissance réciproque des intelligences multiples qui peuvent être mises en commun.
Propos recueillis par Ariane Ioannides
(1) Les réseaux d’échanges réciproques de savoirs, vers une société apprenante et créatrice, co-écrit avec Marc Héber-Suffrin, éditions Ovadia, 2012 (nouvelle version). Claire Héber-Suffrin a par ailleurs été promue le 14 juillet 2012 au grade d’Officier de la Légion d’Honneur.
Nouvelle parution en 2013 : Claire Héber-Suffrin (coordination), Plaisir d’aller à l’école, Chronique sociale : ouvrage réalisé avec une trentaine des anciens élèves de Claire, environ quarante ans après leur scolarité primaire à Orly avec elle ; magnifique « évaluation » de l’importance des pédagogies coopératives et ouvertes dans la construction des personnes.