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Les conférences à l’ESPE de Paris sont-elles maudites ?

Y aurait-il une malédiction sur les conférences à l’ESPE de Paris ? Pourtant, cette fois-ci, ce n’est pas deux intervenants aux positions très contestables qui viennent à la tribune, mais Marie-Aleth Grard, présidente d’ATD Quart Monde et membre du CESE (Conseil économique, social et environnemental ), pour parler de l’école et de la grande pauvreté. Voici un récit subjectif des événements :

« Ils vont faire de la reconnaissance faciale dans l’amphi pour voir si on n’a pas séché »

Cela avait déjà mal commencé : deux semaines avant, l’administration de l’ESPE annonce aux stagiaires qu’ils/elles doivent se rendre à une conférence, obligatoire. Déjà, ça gronde un peu : pour beaucoup, la conférence les intéresse, mais ils/elles ont un peu l’impression qu’on peut leur rajouter des obligations du jour au lendemain. Le mardi soir, tout.e.s ceux/celles qui n’ont pas décidé de sécher, soit par sentiment d’obligation mais souvent par intérêt, se retrouvent devant l’amphi à Batignolles : contrôle de l’assiduité, on pointe notre nom pour entrer. « Ils vont faire de la reconnaissance faciale dans l’amphi pour voir si on n’a pas séché » rigole-t-on. Bref, un certain agacement règne déjà chez les stagiaires, mais la conférence commence.

« J’ai l’impression d’être à la messe »

Marie-Aleth Grard présente le CESE, « la troisième assemblée de la République » constituée de représentant.e.s de syndicats, d’association, de professions libérales, etc. Elle détaille ensuite les modalités de rédaction du rapport où est mis à l’honneur, fidèle à l’esprit d’ATD Quart Monde, la coécriture en associant chercheurs/ses, parents solidaires, enseignant.e.s et surtout parents eux-mêmes vivant dans la grande pauvreté. Pas facile de faire travailler des personnes venant de mondes sociaux si différents, mais ce sont « les premiers pas qui sont difficiles pour faire tomber les murs de la méfiance ». Puis, viennent les constats : des parents dont « l’école s’est éloignée » par le peu de prise en compte de leur condition de vie. Elle rappelle les chiffres : 1,2 million de « jeunes » vivent dans la grande pauvreté ; des chiffres choquants, en France où la précarité s’avère particulièrement « héréditaire » souligne-t-elle. Puis elle détaille deux mécanismes de l’exclusion scolaire : le conflit de loyauté et les incompréhensions de la part des enseignant.e.s. Ce n’est pas en soi inintéressant, mais tellement superficiel par rapport à ce qu’on croise déjà dans nos écoles ; rien in fine que l’on ne connaisse déjà. Pourtant, notons que le rapport en lui-même est plutôt riche et vaut le coup d’être lu (disponible ici).

Puis, viennent les « préconisations » : pédagogie coopérative (l’école Freinet de Mons-en-Baroeul est citée), la différentiation (comme si on ne nous bassinait déjà pas avec la différentiation), travailler en équipe (c’est la compétence 10 du référentiel de compétence, encore faudrait-il avoir du temps alloué à la concertation en équipe), une gouvernance bienveillante (c’est un peu obscure) et surtout accueillir tou.te.s les parents. Il faut que les enseignants prennent conscience de ces questions et soient formées dessus. Intérieurement, je me dis que, la veille, le rapport Villani rêvait de multiplier par cinq la formation en mathématiques des instit’, et qu’au même moment des rumeurs d’un énième plan de dézingage en règle de la formation des enseignant.e.s serait dans les tiroirs de Blanquer. Le registre compassionnel que porte l’oratrice provoque un soupire près de moi. « J’ai l’impression d’être à la messe » marmonne quelqu’une. En effet, chez les stagiaires, on s’agace un peu : théoriquement, l’inclusion des parents beaucoup d’eux/elles connaissent bien, c’était un sujet de concours.

« Je vous parle d’enfants vivant dans la très grande pauvreté et vous me parlez de moyen ! »

C’est le moment des questions ; une main se lève. La personne est tout à fait d’accord qu’il y a des solutions pédagogiques pour aider les élèves vivant dans la précarité, et demande si le rapport pose la question des moyens. « Quand on sait qu’il y a un manque chronique d’infirmier.e.s et psychologues scolaires, d’assistant.e.s sociaux sur les écoles. Quand on voit aussi le RASED se réduire, obligeant les instit’ à trouver des handicaps imaginaires à leurs élèves en difficulté pour obtenir de l’aide… Dans les écoles, la question des moyens est sur toutes les bouches ». La réponse est glaciale : le parti pris du rapport est de ne pas l’aborder. Soudainement, la salle s’agite : manifestement, balayer la « question des moyens » ne satisfait pas les fonctionnaires-stagiaires. Plusieurs personnes prennent la parole pour aller dans le même sens : on entend bien le besoin urgent d’adapter sa pédagogie, mais face à l’épuisement des équipes et aux dégradations des conditions de travail, ces injonctions passent difficilement. Madame Grard s’énerve, se scandalise même : « je vous parle d’enfants vivant dans la très grande pauvreté et vous me parlez de moyen ! ». On précise : dissocier comme elle le fait, le pédagogique du politique nous semble une erreur, et fait ainsi peser toute la responsabilité de la précarité des élèves sur les épaules des enseignant.e.s. « La politique, ce n’est pas que l’argent ! » elle répond. On voudrait pouvoir répondre mais c’est trop tard. Le dialogue est rompu : la présidente d’ATD s’est recluse dans son indignation morale, et les stagiaires ont l’impression d’avoir été méprisé.e.s. Après des centaines de présentation, c’est la première fois qu’on lui fait le coup « des moyens », explique-t-elle, outrée et fatiguée.

« Tout du long, elle a fait tout pour mettre à distance la question du politique. »

Avec les collègues, on s’est retrouvé.e.s au bar, tendu.e.s et énervé.e.s. Mais que s’est-il passé ? Pourquoi venons-nous de nous disputer avec une dame qui – chose rare et précieuse à l’ESPE – venait nous parler de questions sociales ? La première réaction sort des dents serrées d’une collègue encore agacée : « On ne nous apprend rien et on nous donne des leçons ! ». On est dans le registre de l’indignation morale. Puis, une remarque se glisse dans la conversation : « Tout du long, elle a fait tout pour mettre à distance la question du politique, et la question sur les moyens, elle touchait justement à cet endroit-là ». Et oui, si la discussion avait été possible, on aurait aimé pouvoir rappeler que s’il s’agit de finance, la question politique ne s’arrêtait pas là. On aurait voulu rappeler la proposition de loi d’une députée communiste lors de la commission des affaires sociales et culturelles du 7 février où était invitée justement Marie-Aleth Grard, consistant à faire interdire les expulsions des familles dont les enfants sont scolarisé.e.s. On aurait pu aussi souligner les combats des RESF contre les expulsions d’élèves sans-papiers et leur famille. Il aurait pu aussi être noté la difficulté croissante d’accueillir sereinement les parents dans des écoles sanctuarisées par un plan Vigipirate qui ne finit plus. Il aurait aussi pu être dit que prendre en charge les élèves en difficulté s’avère d’autant plus difficile quand il manque plus de quatre cent postes d’instit’ sur une académie comme Créteil, ou en engageant des contractuel.le.s non-formé.e.s, pratique aussi courante à l’académie de Paris.

On peut alors imaginer que ce n’est ni Marie-Aleth Grard, ni le rapport qui sont vraiment en jeu ici, mais le rôle qu’on leur a assigné dans la « formation » des profs. On retrouve cette sorte de refoulement tacite de la politique et un discours injonctif et infantilisant (ici sous la forme d’une prédication morale). Il faudrait adopter le registre sacrificiel de la vocation (le « je ferai tout pour mes élèves ») sans évoquer la dimension politique des questions éducatives. Pourtant, un.e militant.e pédagogique marche sur deux jambes.

En effet, juste avant que l’organisatrice de la rencontre sonne la dispersion, une altercation éclate et révèle bien cet aspect. Une personne se présentant comme « CPE dans le 93 » s’adresse au public qu’elle tente de raisonner: elle affirme que, oui, il est possible de faire des choses dans le 93, que des professeurs aiment travailler là-bas et que tout n’est pas une question de moyen, mais qu’il y a des choses pédagogiques à faire. On a l’impression d’être pris.e.s au mieux pour des con.ne.s, au pire pour des réacs. Certains stagiaires s’énervent : qu’on ne se moque pas d’eux/elles, une bonne partie des personnes ayant pris la parole connaissent Freinet et les pédagogies nouvelles sur le bout des doigts, ce n’est pas la pédagogie qu’on refuse. D’ailleurs, le lundi précédant, on était une vingtaine pour débattre dans ce même amphi de l’école inclusive et de la loi de Refondation, vantée par madame Grard ! Si bon nombre stagiaires de l’ESPE sont intéressé.e.s par une pédagogie, au service d’une « école du peuple » comme le disait Freinet, nous refusons de considérer cela sans la dimension politique dont ces pratiques s’inspirent. Nous refusons de se les voir confisquées par un discours moralisateur, faisant de la pédagogie la solution incantatoire aux faillites de l’État dans le domaine social, quand nous la voulons un outil d’émancipation. Comment peut-on être, dirions-nous en pastichant Freinet, un révolutionnaire avec nos élèves, et d’autoritaires réactionnaires hors de la classe ?

Et comme le pédagogue était cité en exemple par la conférencière, nous publions ici ses paroles, dans un appel de 1954 intitulé « 25 élèves par classe » :

Si nos classes sont surchargées, si nos enfants ne peuvent pas s’installer ni se déplacer pour les nécessités élémentaires de leur travail; si nous ne pouvons pas être à côté de chaque élève pour l’aider dans sa formation et sa culture, nous ferons de la mauvaise besogne dont nos enfants seront les premières victimes. Nous sommes trop conscients de nos responsabilités pour accepter un tel sabotage de notre fonction éducative.

Nos classes ne doivent pas avoir plus de vingt-cinq élèves. […] L’éducation des enfants ne s’accommode jamais des classes surchargées. Il ne nous faut pas plus de vingt-cinq élèves par classe.
[…] Si la masse des éducateurs est d’accord – et elle ne peut pas ne pas l’être – si les parents sont d’accord – et ils ne peuvent pas ne pas l’être – il suffira d’organiser l’action sociale, syndicale et politique qui permettra d’aboutir rapidement.

[/Un envoyé spécial Q2C à l’ESPE/]

1 Comment

  1. Thierry Flammant

    Les conférences à l’ESPE de Paris sont-elles maudites ?
    A quoi servent les ONG ? A se substituer à l’action publique. Elles participent de la privatisation ce qui ne veut pas dire que certaines – grâce aux bénévoles dont je suis – ne font pas un travail militant indispensable dans certains domaines. Le caractère obligatoire de ce type de conférence dans un ESPE n’est pas surprenant compte tenu de la fonction de l’établissement : formater, normer, aligner les étudiants et les stagiaires sur la pédagogie dominante et LA science de l’éducation. Il suffit de discuter avec un stagiaire nouvellement nommé dans un collège ou un lycée pour constater le bourrage de crâne mis en oeuvre. Il faut donc pleurer sur les pauvres, mener des actions avec les élèves (et gna gna gna, et gna gna gna) mais pas combattre la pauvreté et ses responsables. Alors oui c’est une messe : on y pleurniche mais on ne dégage aucune action politique. Rien n’est maudit là-dedans, tout est politique. Cela s’apparente aux questions d’EMC au Brevet des collèges : encenser l’action humanitaire (voir le dernier et excellent ouvrage de Rony Brauman), vomir sur l’abstention électorale, faire l’éloge des institutions de la 5e République et de l’Union européenne. A part ça, pour s’informer sur l’esprit critique, il y a quelque chose sur eduscol, pour rire. Ce qui est étonnant, c’est qu’on s’étonne de la politique des ESPE.

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