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L’égalité des chances, plus que jamais contre l’égalité

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Le site internet de la Présidence de la République, dans sa partie placée sous l’égide d’Emmanuel Macron (https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/) comprend un volumineux dossier consacré au domaine social (école, égalité homme-femme, société solidaire, santé). Ce dossier est intitulé « Liberté. Fraternité. Égalité des chances ». L’égalité des chances est ainsi substituée à l’égalité, dans une déformation calculée de la devise même de la République.

Cette accablante manipulation lexicale révèle mieux que tous les discours ce qui nous attend.

Macron entend faire de l’égalité des chances le fil directeur de sa politique sociale : elle était présentée comme « plus que jamais une priorité » du quinquennat précédent, où elle devait même permettre de combattre le « séparatisme » … ; et, pour le second quinquennat, à peine nommée à Matignon c’est l’égalité des chances qu’Elisabeth Borne est chargée de promouvoir dans ses déplacements, cependant que Macron va jusqu’à justifier la nomination au ministère de l’éducation nationale de Pap Ndiaye en disant qu’« Il incarne ce qu’on a fait ces cinq dernières années, ce que nous voulons faire, c’est-à-dire combien l’école de la République permet de bâtir l’égalité des chances ».

Cette notion d’égalité des chances, aujourd’hui promue au premier rang de la politique macronienne, a une histoire, et c’est une histoire qui devrait faire réagir ceux et celles qui entendent défendre l’égalité.

C’est, on se le rappelle, Philippe Pétain qui, dans son souci de faire « renaîtr[e] les élites véritables », a utilisé le premier en France cette notion, déclarant en octobre 1940 : « Le régime nouveau […] ne reposera plus sur l’idée fausse de l’égalité naturelle des hommes, mais sur l’idée nécessaire de l’égalité des chances données à tous les Français de prouver leur aptitude à servir ».

La période gaullienne a mis en sommeil cette notion, revenant, dans la justification de la hiérarchie sociale, à la vieille théorie réactionnaire de l’inégalité des dons, qui justifiait dans le système éducatif l’existence de filières quasiment étanches opposant l’énorme majorité des catégories populaires à celles de la bourgeoisie jugées dignes du « petit lycée ».

Mais trois décennies plus tard, au milieu des années 1970, les penseurs néolibéraux théorisent les « inégalités justes », et la notion d’« égalité des chances » devient alors la clé de la « société libérale avancée » voulue par Giscard d’Estaing. La société donne à tous « les mêmes chances », et dès lors celui qui ne « réussit » pas ne peut s’en prendre qu’à lui-même, à son manque de travail ou d’effort, bref de « mérite » (c’est cette notion de mérite qui fera accepter l’égalité des chances par la gauche tenante de « l’élitisme républicain »). On peut donc remplacer les filières étanches du système précédent devenues obsolètes par une école puis un collège prétendus « unique », puisque le tri social se fera de manière individuelle et intégrée.

Peu à peu cette notion d’« égalité des chances » gagne tous les éléments de la vie sociale : Raffarin instaurera même en 2004 un « Secrétariat d’État à l’Égalité des chances », en 2006 le gouvernement déclarera l’égalité des chances « grande cause nationale », et Macron se fixe pour « idéal » que « Chaque citoyen […] doit pouvoir construire sa vie par son travail, par son mérite », puisque tou·te·s ont les mêmes « chances » …

Dans le domaine de l’éducation, il s’agit de même non de combattre des inégalités sociales, mais de proclamer que tou·te·s les élèves ont des chances « égales », puisqu’ils sont admis dans la même école, à charge pour chacun-e de les faire fructifier ou non. Cette conception d’une « égalité des chances » correspond alors à une individualisation des parcours scolaires, ou, pire encore (parce que la notion de personne engage plus que celle d’individu), à leur « personnalisation » : la différenciation scolaire n’est plus due à des facteurs sociaux mais, pour reprendre le mot du ministre Beullac en 1978, à « la personnalité de chaque élève ».

Revendiquer l’égalité des chances relève d’un choix de société diamétralement opposé à revendiquer l’égalité. Cette dernière repose sur des droits, non sur des « chances ». Revendiquer un droit, c’est se placer dans une optique collective et égalitaire, revendiquer une chance, c’est se placer dans une optique individualiste et concurrentielle.

C’est bien de deux choix de société qu’il s’agit.

Alain Chevarin

7 Comments

  1. Françoise Clerc

    Excellent article.
    Malheureusement, “l’égalité des chances” est devenue une expression toute faite qui a infiltré le discours ordinaire sur l’école, y compris celui de la gauche. Si bien que peu nombreux sont ceux qui s’interrogent sur le sens véritable du terme “chance” appliqué aux trajectoires sociales parmi lesquelles la trajectoire de formation occupe une place à part. Bourdieu avait fait une critique serrée de la notion et de son usage dérivé d’une approche statistique des fonctionnements sociaux. Quand on le relit, on s’aperçoit à quel point elle correspond à l’idée macronienne de la société : chacun est entrepreneur de sa propre vie. Négation des effets sociaux, disqualification de la solidarité et de la coopération, égoïsme à tous les étages. J’ajouterais que dans une tentative d’objectiver les travers du libéralisme triomphant, la notion est de plus en plus justifiée (?) par un recours dévoyé à la théorie darwinienne de la sélection. Utilisation qui oublie que Darwin a souligné que la coopération intraspécifique et interspécifique, ainsi que les apprentissags, dont susceptibles, avec des modalités diverses tous les organismes vivants, jouent un rôle au moins aussi important, sinon plus, que la compétition.

  2. Thierry FLAMMANT

    Combien de fois ai-je rappelé l’origine pétainiste de ce poncif en conseil de classe ou à mes collègues sans être totalement compris ? Il faut relire – malgré le dégout qu’ils inspirent – les manuels scolaires vichystes pour percevoir l’idéologie de l’égalité des chances. Mais comme toute mode dans l’enseignement en France (et sans doute ailleurs également) une formule creuse et réactionnaire tient lieu de marque moderniste dès l’instant où elle est brandie dans chaque prise de parole institutionnelle et pédagogique. Elle dure quelques mois, parfois plus, puis disparaît dans les poubelles de l’Ecole. Celle-ci semble avoir la vie dure tant elle s’apparente à la politique scolaire du Palais. Qu’un historien de haute volée comme Pap N’Diaye – pour qui l’égalité des chances est alsacienne -s’abaisse à vendre cette politique pour un plat de lentilles en dit long sur la bassesse des mandarins.

  3. Renaud

    J’ai vraiment du mal à comprendre l’opposition entre l’égalité des chances et l’égalité des droits, et cette opposition n’est pas expliquée ici il me semble. Que Pétain ait parlé “d’égalité des chances” est un argument très faible pour en discréditer le concept, non seulement parce que son régime n’a jamais eu l’intention de le mettre réellement en oeuvre (étant donné, au minimum, à la politique raciste et sexiste de Vichy), mais aussi parce que ce n’est pas parce qu’une idée est soutenue par un individu détestable qu’elle est réfutée. Pétain a soutenu qu’il n’y a pas d’égalité naturelle entre les humains, et il est bien possible qu’il ait eu parfaitement raison sur ce point, quelques criminelles qu’aient été sa politique et son idéologie : les humains ne sont pas identiques les uns aux autres, il en découle qu’ils ne sont pas capables exactement des mêmes choses au même degré, c’est un fait assez indiscutable, qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse. Certains en tirent l’idée que nous n’avons pas tous les mêmes droits, d’autres au contraire que les droits n’ont rien à voir avec les inégalités de fait, et que nous devons garantir pour tous un certain nombre de droits fondamentaux égaux, quelles que soient leurs aptitudes ou leur situation.

    Ainsi, pour autant que je le comprenne, l’égalité des chances est parfaitement compatible avec la notion d’égalité des droits : tout individu a les mêmes droits que les autres à l’instruction et aux études pour l’accès aux différentes positions dans la société, et ce que l’école doit s’efforcer de faire, c’est de donner à tous à peu près les mêmes conditions d’étude, les mêmes possibilités pour atteindre un objectif donné. A moins de comprendre l’égalité des droits comme une garantie d’accéder effectivement aux mêmes positions, ce qui serait absurde, on est contraint d’accepter l’idée d’une égalité des chances. Ce sur quoi il est alors possible de discuter, c’est de la mise en oeuvre de l’égalité des chances : jusqu’où faut-il aller pour compenser les inégalités naturelles et sociales, et pour donner à tous les mêmes chances ? Présenté ainsi, le débat est pertinent et concerne tout le monde. Refuser l’idée même d’égalité des chances sous prétexte qu’il s’agirait d’une notion fasciste est effectivement un certain choix de société, mais qui repose sur une pure pétition de principe, et qui est probablement condamné a rester ultra-minoritaire… heureusement d’après moi.

    • Alain Chevarin

      Juste deux remarques sur votre commentaire.
      Où avez-vous vu que je considèrerais l’égalité des chances comme « une notion fasciste » ? Ce que j’ai écrit, c’est qu’il s’agit d’une notion qu’utilisent à dessein tous ceux et celles, pétainistes comme néolibéraux, et bien d’autres, qui refusent l’égalité des droits des individus. L’égalité réelle (et pas seulement formelle). En France, la loi donne les mêmes droits formels aux femmes et aux hommes. Pensez-vous vraiment qu’ils et elles ont les mêmes droits réels ?
      Vous appuyez votre argumentation sur l’idée que « les humains ne sont pas identiques les uns aux autres » : évidemment, et c’est heureux, nous ne sommes pas des clones. Mais vous confondez « identiques » et « égaux ». Je pense que vous et moi ne sommes pas identiques, mais je vous considère comme mon égal. Pas vous ?
      Cordialement

      • Renaud

        Merci pour cette réponse. Nous sommes d’accord sur l’essentiel, je crois : certains refusent l’égalité des droits (les pétainistes assurément, et d’autres que vous appelez “néolibéraux”, c’est bien possible), c’est une position à combattre sans hésitation. Mais le débat me semble être le suivant : la notion d’égalité des chances est-elle un simple prétexte pour priver certains de leurs droits (on fait semblant d’accorder les mêmes droits à tous au départ, tout en organisant une compétition biaisée d’emblée, qui verra à la fin gagner immanquablement les représentants de la classe privilégiée) ? Ou bien est-elle le corollaire de l’égalité des droits : dans un monde dans lequel une certaine division du travail existe de fait, voire nécessairement, et où l’égalité parfaite des conditions n’est pas possible, faut-il offrir à tous des chances équivalentes (parce que tous y ont droit a priori, riches ou pauvres, hommes et femmes, etc.), pour obtenir certaines qualifications et certains diplômes, et que les meilleurs gagnent ?
        La seule question qui vaille, il me semble, est celle de savoir si l’égalité des chances tend à être réalisée autant que possible, donc si les inégalités de départ sont suffisamment compensées par l’école en offrant à tous les mêmes conditions d’apprentissage et les mêmes chances d’atteindre leurs buts. Par exemple, en France, le double système public/privé, ou prépas/universités, fortement sont créateurs d’inégalités et devraient être réformés en s’inspirant de certains pays scandinaves, à mon avis.

  4. SOLER Armand

    Je ne pense pas que le concept d’égalité des chances soit “compatible” avec la notion d’égalité des droits. La notion de “chance” signifie probabilité au sein du domaine de la statistique. Ce qui relève à la fois de la description (statistique sur les chances de réussite dans le système éducatif à partir de l’origine sociale) et de la prévision (ce qui va se passer si rien n’est fait pour modifier la donne). En quoi cette notion de “chance” peut-elle alors prétendre à l’égalité de réussite des élèves dans le système éducatif ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit : il a été établi depuis fort longtemps que les élèves étaient tous capables d’apprendre des contenus d’enseignement (à la condition qu’ils soient définis collectivement par les enseignants-chercheurs, les syndicats, les organisations de parents, et j’en oublie). Le mérite des élèves n’a rien à voir dans la formation que les enseignants doivent avoir sur la manière dont les élèves apprennent et sur la connaissance des ces derniers de leurs propres processus d’appropriation.

  5. Renaud

    L’égalité des chances signifie donner les mêmes moyens à tous, elle est donc indispensable à l’égalité des droits, qui sinon serait purement formelle. Les élèves sont sans doute tous capables en principe d’assimiler un enseignement qui est justement défini… pour être assimilable par tous. Certes. Et si “l’égalité de réussite” signifie que tous doivent pouvoir réussir à assimiler le minimum et atteindre certains objectifs qu’ils se sont fixés (acquérir certaines connaissances et compétences, trouver une place dans le monde), alors c’est une entreprise louable. Mais si elle signifie que tous doivent atteindre le même but, c’est absurde : tous ceux qui veulent devenir architecte, avocat, astrophysicien ou chirurgien ne peuvent probablement pas y parvenir, même s’ils en ont tous le droit, et même si on leur donne à tous les mêmes “chances”.

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