Ce billet mensuel consacré aux livres sur l’école est l’occasion de revenir sur l’odieuse et nauséabonde affaire de la Journée de retrait, orchestrée par les réseaux d’extrême droite mais relayée bien au-delà des rangs traditionnels de ces apprentis fascistes ;
d’autant que l’actualité littéraire m’en procure l’opportunité avec un récit qui, en ces temps de réaction, nous offre le réconfort d’être en tête des ventes ces dernières semaines.
Il s’agit de Pour en finir avec Eddy Bellegueule d’Édouard Louis, premier roman d’un tout jeune écrivain d’à peine 21 ans, actuellement étudiant à l’École normale supérieure.
Parce qu’il est différent, parce qu’il est efféminé, parce que son homosexualité le torture, Eddy est en proie à la violence, au rejet, au mépris de sa famille et de son village picard, victime d’une culture de classe dont l’oppression et l’humiliation ne nourrissent pas la solidarité et la révolte mais engendrent à leur tour humiliation et oppression.
« En vérité, précise Édouard Louis, l’insurrection contre mes parents, contre la pauvreté, contre ma classe sociale, son racisme, sa violence, ses habitudes, n’a été que seconde. Car avant de m’insurger contre le monde de mon enfance, c’est le monde de mon enfance qui s’est insurgé contre moi. Très vite j’ai été pour ma famille et les autres une source de honte, et même de dégoût. Je n’ai pas eu d’autre choix que de prendre la fuite. Ce livre est une tentative pour comprendre. »
Ce que veut comprendre Eddy, c’est pourquoi, le « p’tit pédé » doit se faire tabasser quotidiennement dans les couloirs du collège, se faire cracher dessus et humilier au nom de valeurs abjectes et rétrogrades, pourquoi cette scène, qui s’est répétée chaque jour, pendant 2 ans, jusqu’au départ des deux bourreaux.
« Dans le couloir ils m’ont demandé qui j’étais, si c’était bien moi Bellegueule, celui dont tout le monde parlait. Ils m’ont posé cette question que je me suis répétée ensuite, inlassablement, des mois, des années, C’est toi le pédé ? En la prononçant ils l’avaient inscrite en moi pour toujours tel un stigmate, ces marques que les Grecs gravaient au fer rouge ou au couteau sur le corps des individus déviants, dangereux pour la communauté. L’impossibilité de m’en défaire. C’est la surprise qui m’a traversé, quand bien même ce n’était pas la première fois que l’on me disait une chose pareille. On ne s’habitue jamais à l’injure. Un sentiment d’impuissance, de perte d’équilibre. J’ai souri – et le mot pédé qui résonnait, explosait dans ma tête, palpitait en moi à la fréquence de mon rythme cardiaque.»
Eddy Bellegueule évoque immédiatement le fameux Retour à Reims de Didier Eribon, à qui d’ailleurs l’ouvrage est dédié. On songe aussi à l’École des ouvriers de Paul Willis, pour son décryptage des valeurs ambiguës d’une jeunesse ouvrière où se mêlent contestation de l’ordre établi et défense de ses valeurs les plus réactionnaires comme le racisme ou le sexisme. Parce que la domination sait distiller, au sein même des actes et des pensées des dominants les mécanismes sociaux de sa perpétuation.
Lire Pour en finir avec Eddy Bellegueule, c’est comprendre ce que l’éducation à l’égalité, la déconstruction des stéréotypes à l’école auront toujours de scandaleux pour les fachos de tout bord.
C’est comprendre aussi ce que l’homophobie révèle d’une société « Le fait d’aimer les garçons transformait l’ensemble de mon rapport au monde, me poussait à m’identifier à des valeurs qui n’étaient pas celles de ma famille. »
«Au collège tout a changé. Je me suis retrouvé entouré de personnes que je ne connaissais pas. Ma différence, cette façon de parler comme une fille, ma façon de me déplacer, mes postures remettaient en cause toutes les valeurs qui les avaient façonnés, eux qui étaient des durs. Un jour dans la cour, Maxime, un autre Maxime, m’avait demandé de courir, là, devant lui et les garçons avec qui il était. Il leur avait dit Vous allez voir comment il court comme une pédale en leur assurant, leur jurant qu’ils allaient rire. Comme j’avais refusé il avait précisé que je n’avais pas le choix, je le payerais si je n’obéissais pas Je t’éclate la gueule si tu le fais pas.»
Mais ce livre, sa description d’une classe opprimée et aliénée permet aussi de comprendre ce que les discours émancipateurs sur le rôle de l’école peuvent avoir de futiles ( « J’aime beaucoup, écrivait déjà Bakounine, ces bons socialistes bourgeois qui nous crient toujours : Instruisons d’abord le peuple et puis émancipons-le. Nous disons au contraire : qu’il s’émancipe d’abord, et il s’instruira de lui-même. »). Mais Eddy rappelle en même temps ce que l’éducation peut avoir d’essentiel et nous fait toucher du doigt toute l’ambiguïté de cette institution. Pour la famille d’Eddy, ne pas aller à l’école et rester à la maison est une récompense, mais aussi une vengeance, le sentiment d’avoir un pouvoir contre cette institution maudite. Sa mère le lui répète souvent : « Ah celui-là il a beau être fort à l’école, il est pas malin.»
A l’inverse, Eddy déclare «J’étais prisonnier, entre le couloir, mes parents et les habitants du village. Le seul répit était la salle de classe. J’appréciais l’école. Pas le collège, la vie du collège : il y avait les deux garçons. Mais j’aimais les enseignants. Ils ne parlaient pas de gonzesses ou de sales pédés. Ils nous expliquaient qu’il fallait accepter la différence, les discours de l’école républicaine, que nous étions égaux. Il ne fallait pas juger un individu en raison de sa couleur de peau, de sa religion ou de son orientation sexuelle (cette formule, orientation sexuelle, faisait toujours rire le groupe de garçons au fond de la classe, on les appelait la bande du fond). »
Cette lecture est bien une manière d’éclairer aussi le succès du boycott dans les quartiers populaires. S’il a dépassé le seul cadre des cercles traditionalistes, c’est aussi parce les ambiguïtés de l’école, entre émancipation et perpétuation de l’ordre établi, disent quelque chose du rapport des dominés à l’institution. Quelque chose qu’il faut entendre, quelque chose qui questionne la prétention actuelle du système éducatif à parler d’égalité.
Grégory Chambat
Pour en finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis, Seuil, 2014.
Retour à Reims, une théorie du sujet, Didier Eribon, Fayard, 2009.
L’École des ouvriers, comment les ouvriers obtiennent des boulots d’ouvrier, Paul Willis, Agone, 2011.
Petit florilège
« Si le collège et l’usine étaient exactement semblables, c’est que de l’un à l’autre il n’y avait qu’un pas. La plupart des enfants, particulièrement les durs, sortaient du collège pour se rendre directement à l’usine. Ils y retrouvaient les mêmes briques rouges, les mêmes tôles d’acier, les mêmes personnes avec lesquelles ils avaient grandi. »
« Parler philosophie, c’était parler comme la classe ennemie, ceux qui ont les moyens, les riches. Parler comme ceux-là qui ont la chance de faire des études secondaires et supérieures et, donc, d’étudier la philosophie. Les autres enfants, ceux qui dînent, c’est vrai, boivent des bières parfois, regardent la télévision et jouent au football. Mais ceux qui jouent au football, boivent des bières et regardent la télévision ne vont pas au théâtre. »
« Elle formule la thèse de la folie pour ne pas laisser échapper cet autre mot, pédé, ne pas penser à l’homosexualité, l’écarter, se convaincre que c’est de la folie qu’il s’agit, préférable au fait d’avoir pour fils une tapette. »
« Je ne pense pas que les autres – mes frères et sœurs, mes copains – aient souffert autant de la vie au village. Pour moi qui ne parvenais pas à être des leurs, je devais tout rejeter de ce monde. La fumée était irrespirable à cause des coups, la faim était insupportable à cause de la haine de mon père. »
Lecture d’école
Ca m’explique la collusion entre le milieu ouvrier et le FN. Je comprends. Merci à Edouard Louis et bon vent !