[**Redressons et rééduquons nos regards avec Iris Brey*]
Entretien avec Julien T.-Marsay
[*Livres de classe(s) #4*]
Dans l’Histoire du cinéma, le male gaze est le regard majoritaire : il filme le corps comme un objet et non comme un sujet. C’est ce regard vertical qui, dès nos premiers coups d’œil à l’écran, nous a influencé·es sur notre façon de regarder les femmes, et donc de les considérer dans le monde. Ou plutôt nous a invité·es à justement ne pas les considérer voire à les déconsidérer, car il y a là enjeu de pouvoir : celui d’un regard de dominant, tout patriarcal. Le female gaze, lui, est le regard minoritaire. C’est ce regard horizontal qui saisit un sujet et non plus un objet. Le regard féminin, une révolution à l’écran , le livre d’Iris Brey se conclut sur la nécessité de « redresser nos regards » et, , à Lettres Vives et Questions de classe(s), nous ne saurions que trop être d’accord. Redresser nos regards qui, depuis les débuts de l’Histoire du cinéma, ont été conditionnés par l’omniprésent male gaze. Cette question, pour nous pédagogues, nous invite évidemment à nous interroger sur la nécessité de décontaminer et de rééduquer nos regards ainsi que sur les démarches pédagogiques que nous pourrions mettre en œuvre pour y réussir.
Julien Marsay
Vous analysez le female gaze comme une « nouvelle façon d’appréhender les images » : laquelle ? quels sont ses enjeux ?
Iris Brey
La genèse, c’est un texte de Laura Mulvey de 1975 où elle nomme le male gaze (regard masculin) pour la première fois. C’est la prise de conscience que, dans les films américains, le regard dominant était celui des héros masculins, et que ce regard, reproduit par la caméra, réduit la femme à être un objet de contemplation et de plaisir masculins. Il y a tout un régime d’images qui est le fait d’une mise en scène dominante qui apprend aux spectateurs à prendre du plaisir en regardant ces femmes comme des objets. En regard, le female gaze est une « nouvelle façon d’appréhender les images » : la mise en scène n’adopte plus ce regard dominant et filme la femme comme un sujet. Ça redirige et interroge le plaisir du spectateur qui, avec le regard féminin, n’est plus dans une contemplation mais dans un partage : le partage d’une expérience, notamment celle des corps.
Julien Marsay
Pourriez-vous expliquer en quoi le « female gaze n’est pas le miroir du male gaze » comme vous l’affirmez dans votre essai ?
Iris Brey
Le regard féminin ne serait pas un regard d’imitation ou d’inversion du male gaze où l’on aurait des héroïnes qui soudain se rinceraient l’œil en contemplant des hommes filmés comme des objets ! Il invite plus à sortir d’un régime de domination qu’à inverser un rapport de force qui consisterait à rendre ces regards antagonistes. Une invitation à voir et regarder autrement.
Julien Marsay
Plus ou moins contemporain de #Metoo, des affaires Polanski et Matzneff, ou encore du #14septembre, votre essai a fait l’effet d’une bombe qui a soulevé aussi bien des enthousiasmes que des réprobations : qu’est-ce que ses opposant·es ont pu lui reprocher ? de quoi ces résistances sont-elles révélatrices selon vous ?
Iris Brey
Les résistances sont révélatrices d’un refus de changement de paradigme. Ces personnes qui résistent ne veulent pas remettre en question l’ordre établi, notamment l’ordre du désir dominant. On m’a par exemple fait le reproche de la censure, alors que ce n’est pas du tout ça l’enjeu ! Mais l’argument de la censure est intéressant : ces personnes ne se posent pas la question des récits qui ont été vraiment été censurés, ce qu’on voit très bien dans le cas de Matzneff, notamment quand Vanessa Springora sort du silence. La réception de mon livre a donné lieu à des attaques misogynes très virulentes, difficilement supportables. Le backlash (retour de bâton) est encore très présent et très puissant, trop.
Julien Marsay
Dans l’enseignement secondaire, il incombe grandement aux professeur·es de Lettres de mener des séances d’analyse filmique. Dans une époque où les adolescent·es sont surexposé·es en continu aux images, omniprésentes, pensez-vous que nous, enseignant·es du secondaire, soyons en mesure de sensibiliser nos élèves aux enjeux politiques et sociaux du male gaze et du female gaze ? Imaginez-vous des dispositifs pédagogiques et critiques propices à l’émergence de cette conscientisation dans nos cours de Lettres ? Auriez-vous par exemple déjà eu des retours de collègues qui se seraient emparé·es pédagogiquement de vos apports théoriques dans le cadre de séances ou de projets pédagogiques ?
Iris Brey
Il n’y a hélas pas de formule magique ! Actuellement, je travaille sur un documentaire grand public : il s’agira d’y révéler le sexisme qui opère à l’image et de montrer quelles sont les armes de résistance en terme de mise en scène. J’ai par ailleurs de nombreuses interactions avec des professeur·es qui se sentent souvent démunies. Pour les élèves, c’est une question d’analyse du point de vue, ce qui peut faire écho à leurs analyses des textes. Comparer des régimes d’images, développer des analyses critiques afin de leur faire prendre conscience de la façon dont les corps sont filmés, et de la hiérarchisation qui est à l’œuvre entre corps féminin et corps masculin. L’enjeu pédagogique est de rendre lisible cette omniprésence du regard masculin qui produit des images sexistes : elles nous façonnent, au cinéma, dans les séries, mais aussi dans les pubs, les jeux… Notre rôle est d’aider à donner des clés qui permettent de conscientiser cela. À mes étudiant·es par exemple, je dis toujours de faire confiance à ce qu’ils/elles ressentent devant une image : ce n’est pas anodin. Beaucoup ressentent de nombreuses choses sans toujours réussir à les verbaliser : une excitation, une gêne, un malaise, qu’on ne comprend pas très bien. Notre rôle est de leur faire conscientiser ces ressentis : on n’enseigne pas assez cela, le rapport à nos émotions. Or on intériorise beaucoup : la culture du viol, les injonctions à la beauté et à la minceur… Le Test Bechdel, très facilement transmissible, peut aussi être une bonne introduction pour repérer à quel point les femmes n’ont pas le droit à la parole dans le cinéma. Les plus jeunes peuvent s’en rendre compte ! Mon prochain livre, Sous nos yeux, aura pour destinataires les adolescent·es et analysera de nombreux exemples d’une culture de l’image sexiste dans les séries et le cinéma destinés à ces jeunes publics.
Julien Marsay
À Lettres Vives et Questions de Classe(s), nous sommes convaincu·es que la salle de classe est un lieu politique, un espace de conscientisation et, en pédagogues, il nous semble fondamental d’interroger les enjeux politiques du male gaze et du female gaze. Toutefois dans l’Éducation nationale, les freins institutionnels et même internes sont souvent grands (certain·es collègues peuvent être très réticent·es à de telles théories/approches…) : voyez-vous des modalités d’actions qui pourraient aider à sensibiliser Institution et collègues à la question du regard féminin afin d’adopter une véritable pédagogie du regard de façon plus structurelle, plus systémique ?
Iris Brey
Un constat revient chez les personnes résistantes : ça parle de leur intimité, une intimité ancienne, et ça la remet en question. Pour désamorcer un refus d’entendre, il y a peut-être deux stratégies. Celle portant sur un plan plus large et systémique, oui : il commence d’ailleurs à y avoir une demande de formation dans l’Éducation Nationale, on me sollicite et me demande d’intervenir auprès des collègues. Il existe aussi des dispositifs comme « Lycéen·nes au cinéma » qui réfléchit à sa façon de repenser son catalogue. Mais il y a aussi une stratégie plus personnelle : dialoguer de manière individuelle avec les personnes. Montrer des chiffres, des faits qui parlent de ces violences qui existent dans notre culture mais aussi dans la vie réelle, montrer comment tout cela est lié. Il y a chez ces personnes une peur du changement, parfois de la perte de pouvoir, mais surtout une peur liée à ce que cela raconte sur soi.
Julien Marsay
On peut retrouver ces mêmes résistances en ce qui concerne la place accordée aux autrices dans l’Histoire littéraire or, dans votre livre, vous évoquez des figures passionnantes de réalisatrices marginalisées, ignorées et/ou invisibilisées tout en montrant leur importance, fondamentale. On songe particulièrement à Alice Guy, l’inventrice du « gros plan dramatique » attribué à tort à Griffith (réalisatrice dont je n’ai par exemple jamais entendu parler en Licence de Cinéma & Audiovisuel à Paris III fin des années 2000…). De même qu’on parle d’un « effet Matilda » en sciences, pourrait-on parler d’un « effet Alice » au cinéma ?
Iris Brey
Le cas d’Alice Guy raconte très tôt quelque chose qui va devenir quasiment systémique au cinéma : dès qu’une femme va inventer, faire preuve d’un regard nouveau, être l’autrice d’une découverte, elle va être invisibilisée. On peut sûrement parler d’un « effet Alice », oui. Le cas de Dorothy Arzner est très révélateur également : on a ignoré qu’elle fut l’inventrice de la perche. Et c’était dû au fait que sa comédienne se déplaçait trop rapidement. Mais elle était aussi l’une des seules réalisatrices femmes de son époque, une femme lesbienne dont on a invisibilisé le nom, les œuvres. J’ai ignoré qu’elle fut l’inventrice de la perche pendant longtemps alors que j’avais lu beaucoup de livres sur son travail. Comme si, alors même que je connaissais son existence, son génie était invisibilisé. Celui de Marie Epstein aussi : on s’interroge sur la part qu’elle a pu prendre dans les films signés par son frère, Jean Epstein ! Et c’est le cas de nombreuses autres réalisatrices qui à chaque fois ont réinventé une forme filmique pour être au plus près des corps féminins. Ce qui frappe, c’est que je continue à découvrir de façon quotidienne de nouveaux noms… Et, comme pour les écrivaines, ce n’est pas une question d’accès à la culture : c’est pareil pour tout le monde. C’est en faisant mon doctorat dans une fac américaine, que j’ai entendu parler pour la première fois de certaines écrivaines françaises. Tout cela pose question, celle des canons : qu’est-ce que l’Histoire du cinéma et de la littérature retiennent ? Quelles œuvres accèdent au canon ? Tout cela demande un travail monumental d’archives, mais il faut du temps et des moyens, et ça pose aussi la question du statut et du financement des recherches des doctorant·es. Beaucoup de choses se passent aussi du côté des réseaux sociaux : grâce à certains comptes qui font un gros travail, on découvre sans arrêt des noms de créatrices dont on n’avait jamais entendu parler dans nos cursus. Je viens seulement de découvrir l’existence de Tatiana de la Tierra par exemple, l’écrivaine colombienne… Il y a une véritable nécessité à décloisonner ce savoir !
Julien Marsay
Les résistances vous paraissent-elles générationnelles ?
Iris Brey
C’est sûr qu’il y a une génération perdue, et que les résistances viennent de cette génération-là ! C’est compliqué de déconstruire une manière de penser, d’enseigner, de regarder, de critiquer aussi ancrée chez certain·es, depuis si longtemps. Mais chez les plus jeunes, on sent beaucoup plus d’ouverture et de conscience de ces problématiques : c’est une génération qui doit tant affronter en même temps.
Julien Marsay
Si vous étiez une réalisatrice, quelle scène(s) de films ou de séries aimeriez-vous filmer et pourquoi ?
Iris Brey
Filmer des scènes d’orgasme féminin, encore beaucoup trop rares, même s’il y en a aujourd’hui dans les séries. Filmer des scènes d’accouchement aussi : dans la fiction, il y a un vide immense à ce sujet. On n’a jamais vraiment vu l’accouchement filmé de manière réaliste. Ça se limite le plus souvent à des images de films d’horreur et de comédies, même s’il y a un exemple récent qui est intéressant dans le film Énorme de Sophie Letourneur, dans la façon dont elle joue du champ/contre-champ avec les sages-femmes lors de l’accouchement. Il y a en tout cas un grand manque d’images de grossesses et d’accouchements, vide très révélateur du tabou qu’est la grossesse racontée du point de vue féminin.
Iris Bey, Le regard féminin : Une révolution à l’écran, L’Olivier (coll. Les Feux), 2020, 252 p., 16 €.