Débats & alternatives

Le management des établissements scolaires et ses effets sur l’école publique (1)

Lors du congrès de l’Icem pédagogie Freinet fin août à Précieux, j’étais invitée à participer à une table ronde avec Frédéric Grimaud, auteur de Enseignants, les nouveaux prolétaires, afin d’évoquer la question du management dans les établissements scolaires et de son effet sur l’école publique.

Voici un premier texte extrait de mon intervention, qui s’appuie sur les recherches effectuées pour écrire Caporaliser, exploiter, maltraiter :

Qu’est-ce que le management, quels sont ses traits principaux dans les établissements scolaires ?

Qu’est-ce que le management ?

Le management, c’est une fonction dans les entreprises (on ne le répétera apparemment jamais assez : ce ne sont pas les individus qui sont visé·es lorsque nous critiquons la gestion managériale, mais la fonction!). C’est l’ensemble des stratégies qui visent à organiser, utiliser, diriger et contrôler les ressources d’une entreprise ou, pour ce qui nous concerne, d’un établissement scolaire. Les ressources étant les moyens alloués par l’institution : budget, dotation horaire, personnels.

Concernant les personnels, la préoccupation principale des managereuses est double : comment mettre au travail les individus ? Et comment adapter et conformer les individus aux exigences et aux modèles de l’institution ?

Quand on travaille sur le management, on trouve deux grandes orientations :

– le modèle issu du taylorisme (voir pour cela le livre de Frédéric Grimaud) ;

– et un management dit moderne, totalement protéiforme, qui bouge, s’adapte, toujours pour mieux nous mettre au travail et nous soumettre à sa vision du monde.

Pour définir le management moderne, on peut s’appuyer sur Danièle Linhart, qui a été ma grande source d’inspiration pour ce livre.

Elle explique qu’après mai 68, qui a constitué en partie un rejet de la société capitaliste et avec elle, du taylorisme venu des États-Unis, le patronat français s’est réuni pour réfléchir à la manière de dépasser ce rejet et de faire accepter de nouvelles formes de travail aux salarié·es. Pour cela, le patronat s’est entouré de psychologues, de philosophes, d’économiste et ça a fait émerger une nouvelle stratégie qui a laissé sa marque dans le monde du travail depuis. Cette stratégie, Danièle Linhart la définit ainsi : « l’individualisation systématique du travail de la gestion des salarié·es et de l’organisation de leur travail ».

>>> Dans l’éducation, par exemple, on voit l’individualisation du travail dans le fait de proposer de plus en plus de formations en webinaires, chez soi, isolé·e, et non plus en collectif où les collègues peuvent se retrouver et échanger.

L’individualisation de la gestion des salarié·es est perceptible dans l’exclusion progressives des organisations syndicales, par exemple. Quant à l’individualisation de l’organisation du travail, elle se traduit par des journées en télétravail pour les personnels administratifs, par le fait que, dans les Yvelines, le département veut réorganiser le travail des Ouvriers polyvalents en leur attribuant 3 collèges et non plus 1 seul, et cela, alors que leur travail est déjà immense. Cette mutualisation non seulement va augmenter les risques pour la santé des agent·es, mais va en plus les isoler de leurs pair·es en démultipliant les sites et donc les équipes.

L’individualisation du travail, que l’on retrouve fortement dans le service public d’éducation, s’appuie sur deux orientations :

→ la promotion de l’individu : ses qualités, ses compétences, et la nécessité de les développer et de devenir entrepreneure de soi-même grâce à un système d’évaluation personnelle et d’établissement d’objectifs, afin d’avancer plus vite que les autres (on pense à la question rituelle des rendez-vous de carrière : que voulez-vous faire dans 5 ans?) ;

→ inévitablement liée, la remise en question les collectifs informels de travailleurs et de travailleuses, qui sont toujours perçus comme des menaces, comme des lieux de contestation possible et non maîtrisables.

Quelles formes de management dans les établissements scolaires ?

Le management est un caméléon, pour reprendre une formule de Danièle Linhart dans son livre extrêmement puissant L’insoutenable subordination des salariés.

Dans Caporaliser, exploiter, maltraiter, j’ai essayé de distinguer plusieurs formes de management, à partir de lectures d’ouvrage portant sur le travail, écrits par des syndicalistes, des sociologues ou des psychologues du travail. Et cet essai de catégorisation n’est pas exhaustif !

1- Le management peut prendre la forme d’une domestication par les contremaîtres et l’autoritarisme ouvert et assumé. Des personnels de direction toxiques, qui violentent les personnels, et qui trouvent leur légitimité (en théorie du moins) dans le fait qu’elles et ils sont issu·es de nos rangs (c’est en cela que ce sont des contremaîtres). Ce sont d’ancien·nes CPE ou profs. On en entend beaucoup parler, notamment dans l’académie de Créteil : n’hésitez pas à consulter les sites syndicaux de cette académie ou le site du Collectif des réprimé·es de l’Éducation nationale.

2- Le Nouveau management public est quant à lui basé sur la recherche de l’efficacité, de l’économie et de l’efficience et conduit simultanément à des coupes budgétaires et à une volonté de rationaliser et de mécaniser notre travail, de nous faire appliquer des protocoles imaginés par des gens qui sont extérieurs aux établissements.

3- Le happy management ou management bienveillant : nous sommes une grande famille, heureuse, unie, conviviale. Une famille présidée, bien sûr, par le patriarche manager… Bientôt, l’exposition que le Collectif Questions de classe(s) a préparée pour le congrès de l’Icem sera en ligne. Un panneau est spécifiquement consacré au management bienveillant.

4- Un management qui instrumentalise l’éthique des personnels pour mieux les mettre au travail. L’éthique désigne l’ensemble des valeurs qui expliquent notre engagement dans l’éducation, et que nous défendons par notre travail. Le management peut jouer sur notre éthique, sur notre conscience professionnelle aussi, pour nous mettre au travail. C’est le cas par exemple quand, « pour le bien des élèves », les chef·fes nous demandent de pallier les manques de l’institution : ne pas aller en formation pour éviter les absences (puisqu’il n’y a plus de remplaçant·es…), accepter d’accompagner jusqu’à 8 élèves handicapé·es 2 ou 3h au lieu de deux ou trois élèves à raison de 8 à 10h d’accompagnement (parce qu’il faut mutualiser en raison d’un grand manque d’AESH – Accompagnant·es d’élèves en situation de handicap).

5- Un management qui se targue de liberté et de démocratie, qui ne sont en réalité que des illusions. Cass Sustein et Richard Thaler parlent de « nudge management » : il s’agit d’influencer les choix, d’orienter les décisions en donnant l’impression aux salarié·es qu’elles et ils agissent librement, dans une gestion participative, sans contrainte, sans violence, sans sanction. Certaines personnes parlent même de « manipulation bienveillante », c’est dire !… Ainsi, on est libre de choisir nos projets… Mais dans le catalogue de projets École-Entreprises. On ne peut avoir que 3 classes au lieu de 4, mais… on est libre de constituer les doubles-niveaux comme on le souhaite. Évaluer par compétences ou par notes ? Chacun·e est libre de choisir son mode d’évaluation mais dans ce cas, pas de cohérence, pas de cohésion d’équipe, et on retombe sur l’individualisation prônée et installée pas à pas par le management moderne.

Jacqueline Triguel, Questions de classe(s), SUD éducation 78

A suivre : quelles sont les conséquences du management moderne sur les conditions de travail des individus et des équipes ?

Articles déjà écrits autour des collectifs de travail et de l’anti-hiérarchie :

– Démocratie vs Démocratie

– Fonctionnaires : sujet·tes ou citoyen·nes?

– Souffrance d’être collègues

– Loi Rilhac et hiérarchie dans les écoles : résistons ! – L’exemple de la hiérarchie dans le 2nd degré

 « Pour le bien des élèves »

– Quand la violence institutionnelle s’exerce devant nos yeux, que faisons-nous ?

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