Faut-il se satisfaire de la boue que l’on a sur les yeux plutôt que de vouloir comprendre son époque ?
Lorsque Emmanuel Todd proposa une analyse de la société française à partir des événements tragiques de janvier 2015, il essuya un tir nourri de critiques, un peu comme s’il fallait faire barrage à tout prix au réel, quitte à accuser celui qui tentait de savoir de quoi est faite l’époque de justifier l’injustifiable (1).
Qu’essayait de nous dire E. Todd au juste, même maladroitement et avec des points discutables ? Que les manifestations et les élans patriotiques après les attentats de 2015 ont occulté les fractures profondes qui traversent la société française. Une partie est descendue dans la rue par réaction immédiate aux assassinats sans bien voir toutefois que leur mode de vie et l’usage des libertés sont également menacés par le fossé qui n’en finit pas de se creuser entre une France qui tire son épingle du jeu de la globalisation capitaliste et celle des laissés pour compte relégués au rang de spectateurs devant se résigner à être dépossédés de leur devenir. C’est bien au fond contre un certain égoïsme de classe, beaucoup de mystification et d’aveuglement devant l’injustice, les inégalités et leurs conséquences qu’il nous mettait en garde. Mais la réalité s’avérant de plus en plus insupportable, mieux vaudrait se satisfaire de l’ignorance.
Ainsi, il ne servirait à rien de vouloir comprendre ce qui se passe car expliquer ce serait accepter l’inacceptable, justifier la violence et le terrorisme. Et pourtant, penser l’impensable est encore le meilleur moyen de ne pas assister impuissants à la répétition de la même tragédie.
Comment en arrive-t-on au point où une idéologie meurtrière devient désirable ?
Certes, les candidats-tes au djihad ont des profils divers. Mais un travail sérieux d’investigation montre que la plupart ont connu un parcours marqué par la misère sociale, le manque affectif ou l’absence de solidarité. On décrète l’état d’urgence contre un ennemi des plus flous, pourtant, avant même d’incriminer l’islam, il faudrait vérifier que notre société ne se bat pas contre ses propres démons, tant il est vrai qu’elle a elle-même produit le mal contre lequel elle voudrait être un rempart.
Quand une partie de la population est abandonnée à son triste sort et que la décomposition sociale laisse les individus face à eux-même, l’angoisse existentielle que cela provoque peut bien en effet conduire à des explosions de violence, pour peu qu’une idéologie de combat, même ignoble, vienne combler le grand vide. C’est d’autant plus vrai quand les institutions connaissent une crise généralisée et n’inspirent plus que de l’indifférence ou du rejet, comme les taux d’abstention record aux dernières élections l’attestent, c’est-à-dire quand la politique, le sentiment de participer activement à un avenir commun, ne fait plus sens. Au fond, l’état d’urgence est peut-être bien d’abord une réponse à cette situation extrême : l’État doit employer la force pour maintenir un semblant d’ordre au milieu du chaos, sa légitimité faisant de plus en plus problème.
Démocratiser les savoirs pour émanciper
Dans son dernier livre, le sociologue Bernard Lahire affirme qu’on ne saurait habiter pleinement le monde si on ne cherche pas à le comprendre (2). S’élevant contre ceux et celles qui critiquent des sciences sociales dont le but serait d’excuser les crimes, les actes de délinquance ou le terrorisme en déresponsabilisant les individus, il met au contraire en évidence les liens entre la démocratie et les savoirs. Dans sa conclusion, il insiste sur le rôle des sciences sociales qui, en reliant, contextualisant et historicisant, montrent que des phénomènes perçus habituellement comme naturels sont en réalité des faits sociaux. A travers les enquêtes et l’observation, la découverte de la pluralité des points de vue et la controverse, il devient ainsi possible de se livrer avec les élèves à un véritable exercice de la démocratie et de dépasser les discours incantatoires ou une éducation morale qui juge et assujettit plutôt qu’elle n’explique. Outiller intellectuellement les enfants du peuple en les confrontant à la science de leur malheur, mettre au jour les logiques de domination et les déterminismes sociaux, ne suffit sans doute pas à transformer le monde. Mais c’est quand même une condition nécessaire.
Jérôme Debrune
NOTES
(1). Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, seuil, 2015, 252 p.
(2). Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », La Découverte, 2015, 184 p .
La réalité est insupportable ? Essayez l’ignorance !
Tout à fait d’accord!