Des centaines de milliers de bénévoles, des milliers de salariés impliqués dans des activités péri-scolaires ou de loisirs, un assemblage associatif gigantesque qu’on ne peut ignorer ; en même temps, un combat de 150 ans en faveur de la laïcité qui est au départ la raison d’être de la Ligue et qui lui donne aujourd’hui une certaine originalité politique, puisqu’elle a fait le choix d’une laïcité de compréhension et de dialogue, contre la tentation actuelle d’un raidissement plein d’arrière-pensées pas très propres.
Cet ouvrage d’histoire retrace le parcours de cette laïcité française, tiraillée dès l’origine entre deux pôles : celui de la liberté de conscience (qui est le choix de la loi de 1905, dont les débats peuvent avoir une résonance actuelle avec un refus dès l’origine de l’affrontement) et celui de la liberté de pensée qui s’autorise la critique de la religion : mais faut-il faire de la laïcité une idéologie non-religieuse voire anti-religieuse, ou un cadre permettant à chacun de croire ou de ne pas croire, de pratiquer (et comment dans l’espace scolaire, dans l’espace public) ou de ne pas pratiquer ? De vrais questionnements de fond qui ont pris une importance politique considérable parce qu’ils ont été intensément vécus par une grande partie de la population. Contre la loi Debré qui en 1959 a permis à l’école privée d’accéder largement au financement de l’État, il y a eu 11 millions de signatures ! Cette importance, voire cette dominance de la question laïque (allant jusqu’à éclipser la question sociale, ou des faits aussi importants que la décolonisation par exemple), l’a rendue constitutive de l’originalité française contemporaine (certains disent de l’identité !) : d’où l’intérêt d’un ouvrage qui reprend chacun des épisodes-clés (et d’abord la naissance de l’éducation populaire dès les années 1890, qui va de pair avec le rapprochement avec le monde enseignant), sans s’y appesantir mais en tâchant de voir le rôle de cet acteur qu’est la Ligue de l’enseignement, de ses dirigeants, de la manière dont il ont agi et exprimé ces temps conflictuels.
Le travail n’avait jamais été réalisé, même si les acteurs s’étaient exprimé par écrit, mais sans la mise en perspective de l’historien, qui permet de dégager les enjeux sur un temps plus long. C’est son premier intérêt.
Dans la seconde partie de l’ouvrage, plus proche de nous dans le temps, l’historien se pose des questions plus sociologiques : comment cette énorme structure qu’est la Ligue assume-t-elle le changement culturel qui font des « colos » et des ciné-clubs des lieux obsolètes, qui voient le socio-culturel bouleversé par les contraintes financières ? Comment parvient-elle à vivre cette contradiction qu’il y a à animer une pyramide associative où l’on s’inscrit dans une visée consommatrice et un engagement qui affirme le primat des valeurs démocratiques, avec tous les débats que cela suppose ? Commet définir sa place vis-à-vis de l’école ? Quelles relations avec l’État, puissance administrative, structure politique aussi ? Quelle particularité vis-à-vis du monde associatif, des partis politiques, des syndicats enseignants ? Quantité de questions passionnantes, qu’on ne se pose le plus souvent qu’à chaud et sans distance, et sur lesquelles cet ouvrage permet de pose un regard plus réfléchi.
Le lecteur engagé dans le lien avec la jeunesse populaire d’aujourd’hui ne peut pas ne pas se poser une question sur la jeunesse immigrée : la Ligue n’est-elle pas, comme la plupart des organisations de jeunesse, passée à côté de ce continent générationnel ? La manière ouverte voire audacieuse qu’elle a eu de poser la question laïque lui permettait pourtant de lever ce qui aurait pu être une barrière idéologique, alors quoi ? Cette question s’est posée en interne ?
Un livre, même aussi riche que celui-ci -nous n’en avons transcrit que quelques aspects – ne peut pas tout dire. Et c’est preuve de sa réussite quand ses apports, nombreux sans être touffus, amènent à d’autres questions.
Jean-Paul Martin, Frédéric Chateigner (collab.), Joël Roman (collab.), Jean-Michel Ducomte (préface), La Ligue de l’enseignement : Une histoire politique (1866-1976), .Presses universitaires de Rennes (Histoire), 2016, 605 p., 29 €.
Sommaire et table détaillée, introduction sur le site de l’éditeur : http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=4213
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