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La fabrique de l’école numérique, entretien avec Karine Mauvilly

Entretien avec Karine Mauvilly, ex-professeure d’histoire-géo qui ne voulait pas “faire de l’informatique”, co-auteure avec Philippe Bihouix du livre Le désastre de l’école numérique : Plaidoyer pour une école sans écran (Seuil, 2016).

Questions de classe(s)Comment en êtes-vous venue à un travail critique sur le numérique à l’école et pourquoi ce livre ?

Karine Mauvilly : Lors de ma prise de fonctions dans l’Education nationale en 2013, en tant que professeure d’histoire-géo, j’ai été frappée par l’appel à « l’innovation » lancé par les formateurs de l’ESPE. Alors même que nous étions des enseignants débutants, il fallait « innover » et le conseil était de nous aider d’outils numériques « qui motivent les jeunes ». En classe, parallèlement, je ne constatais pas de motivation particulière des enfants face aux projections de documents, ni aux tablettes que certains enseignants employaient en cours. Je me suis par ailleurs vite lassée de l’obligation de faire l’appel sur un logiciel (ce qui voulait dire ouvrir un ordinateur à chaque heure de cours) et de noter devoirs et notes sur ce même logiciel. Qu’allaient devenir les données concernant les enfants ? Aucune information ni garantie ne nous étaient données sur ces points. N’ayant pas envisagé de « faire de l’informatique » mais « de l’histoire-géo », j’ai démissionné. Ma rencontre avec Philippe Bihouix, ingénieur métaux et auteur d’un livre sur les « low-tech », a donné naissance à ce livre, à la croisée de nos expériences scientifique pour sa part, journalistique et enseignante de mon côté.

QdCVous montrez que les résultats des élèves (cf PISA) donnent de “bien moins bons résultats en compréhension de l’écrit”, corrélés à des “niveaux d’utilisation supérieurs” du numérique. Pourquoi selon vous ?  

K. M. – En effet, dans l’enquête Pisa 2012, réétudiée en 2015 par l’OCDE sous l’angle de la numérisation des systèmes scolaires (https://www.oecd.org/fr/edu/scolaire/Connectes-pour-apprendre-les-eleves-et-les-nouvelles-technologies-principaux-resultats.pdf), on découvre une corrélation négative entre le nombre d’utilisations d’un ordinateur scolaire dans la semaine et la performance des élèves : plus les élèves travaillent sur écran, moins ils comprennent ce qui est écrit dessus ! Pour comprendre ce résultat, nous avons consulté de nombreuses études scientifiques. Il apparaît qu’une bonne mémorisation des connaissances est liée à l’écriture manuscrite, car on reformule davantage les mots du professeur en écrivant à la main qu’en tapant sur un clavier. Autre exemple : il a été montré l’efficacité de mettre l’élève « en activité », or un élève actif est un élève qui produit (un écrit, un dessin, un texte à l’oral) et pour cela, il n’a pas besoin de numérique. Dès les années 1920, la pédagogie Freinet mettait les élèves en activité en leur proposant de réaliser un journal de l’école ou une correspondance scolaire. On confond souvent les mouvements de la main sur la tablette avec l’activité de l’élève…

QdCPourriez-vous nous expliquer en quoi le cahier numérique et les ENT n’aident ni les élèves … ni les enseignants ? 

K. M. – L’obligation pour l’enseignant de renseigner les devoirs de la classe sur un logiciel, appelé « cahier de texte numérique », date de 2015 : à cette date, le cahier de texte papier de la classe a disparu, la seule référence aux devoirs donnés s’est retrouvée sur Internet. Cela ne dispense pas les élèves de noter leurs devoirs dans leurs agendas, mais ils le font moins consciencieusement car ils savent qu’ils peuvent retrouver l’information sur Internet. Est-ce une bonne nouvelle ? Aucunement. 1) Ils sont déresponsabilisés, le « devoir » de marquer les devoirs revient à l’enseignant ; 2) surtout, la simple vérification des devoirs les entraîne sur Internet à la maison. Une fois connectés, ils vont surfer en « multitâche » (consultation de l’ENT, messagerie instantanée avec les copains, visionnage de vidéo), rajoutant du temps d’écran en fin de journée et dispersant leur attention. L’école des années 2010 a une large responsabilité dans la prise en otage des enfants par les écrans.

QdCPourquoi préconisez-vous un “repos sanitaire” et quels sont les risques cognitifs des usages numériques pour les élèves ? Pourquoi souhaitez-vous “ne pas fournir d’objets numériques personnels aux jeunes avant 15 ans” ?

K. M. – Les méfaits d’une surexposition des enfants aux écrans sont enfin connus et discutés. La fréquentation des écrans augmente le temps passé à l’intérieur, donc la prévalence de la myopie chez les jeunes. On a pu constater des effets irréversibles sur la rétine du fait de la lumière bleue émise par les LED. Cette lumière bleue provoque également des difficultés d’endormissement le soir, et les alertes des téléphones portables entraînent des réveils nocturnes. Un moins bon sommeil, ce sont de moins bons résultats scolaires.
Le moral peut aussi être impacté par ce manque de sommeil, mais aussi par les images vues sur Internet ou par la comparaison avec la vie des autres sur les réseaux sociaux. Enfin, il y a la question des électrofréquences, classées « cancérogène possible pour l’homme » par l’OMS, un classement confirmé par l’Anses. Depuis début 2016, une loi interdit l’usage du wifi dans les crèches. Malgré ces alertes, l’Éducation nationale installe le wifi dans tous ses collèges, parfois même au primaire. Est-ce un simple manque de renseignements ?
Bien sûr, l’Education nationale n’est pas responsable du temps passé par les enfants sur les téléphones portables – elle en subit même les conséquences en classe –, mais numériser l’école ne fait que rajouter du temps d’écran chez des enfants qui n’en ont vraiment pas besoin.
Aux parents de se poser la question : est-ce que je me soucis vraiment de l’intérêt de mon enfant lorsque je lui fournis un moyen personnel d’accès au Web à un âge où il n’a pas encore toutes les cartes en main ?

QdCVous notez que l’école est sous influence des grandes entreprises du secteur informatique comme Microsoft. Que proposez-vous pour en sortir ?  

K. M. – Il est à peine croyable, quand on connait les enjeux du numérique, que le Ministère de l’Education nationale ait signé en 2015 un partenariat privilégié avec Microsoft, une multinationale qui a fait entrer son logiciel « Microsoft 360 pour l’éducation » et ses formateurs au sein des établissements français, sans débourser un sou (évaluant simplement elle-même sa prestation à 13 millions d’euros). En échange d’une suite logicielle « gratuite » et de formations de professeurs, l’Education nationale française s’est vendue à un géant du Net qui a pour stratégie affichée de « disrupter » le domaine éducatif.
La solution est bien entendu, d’une part, que les responsables de l’informatique dans les établissements se forment à l’utilisation de logiciels libres, en open source, et qu’on sensibilise les élèves à l’importance d’aller vers l’univers du libre. On trouve la liste des ressources libres sur les annuaires Framalibre (https://framalibre:org) ou Clibre (http://www:clibre:eu/). D’autre part, l’école doit s’interroger sur la nécessité de numériser ses pratiques – que ce soit les échanges avec les parents, entre profs, la gestion des bulletins, des notes, le remplacement des livres et des cahiers… Quand l’école se numérise, on constate dans les années qui suivent une baisse des ventes de livres scolaires, une hausse des dépenses technologiques et une baisse des salaires totaux versés aux enseignants.

QdC– En quoi le discours sur la promesse méritocratique du numérique est-il un leurre ?

K. M. – La réduction des inégalités a été LE grand argument du mouvement de numérisation de l’école dans les années 2010. On constate pourtant depuis quelques années que la fracture numérique s’est inversée : les enfants les plus défavorisés sont les plus équipés en objets connectés. C’est ce que confirme une étude de l’AFEV, qui a étudié le degré de numérisation des élèves dans les zones prioritaires : 75% des jeunes interrogés sont inscrits à un réseau social, 86% possèdent un téléphone portable, etc. Quand l’école introduit les écrans au quotidien, ces enfants se voient rajouter du temps d’écran, avec les impacts sanitaires et cognitifs que cela implique. Cette école numérique présentée comme un moyen de lutter contre les inégalités, risque au contraire de les creuser.

QdCNe pensez-vous pas qu’il faut que l’école enseigne le numérique ? Documentaliste, je pense bien sûr au rôle des CDI et des professeurs-documentalistes qui donnent des outils pour décrypter internet et les outils numériques et dont une des missions est d’éduquer les élèves aux médias et à l’information.  

K. M. – Ce n’est pas la même chose d’enseigner le numérique et avec le numérique. Pour le moment, l’école a choisi d’enseigner avec le numérique, ce qui fait le miel des vendeurs d’informatique mais ne fait pas ses preuves pédagogiquement. On peut tout à fait envisager une formation au numérique sans toucher un ordinateur ! C’est déjà ce qui est fait en EMC (Education morale et civique), quand on aborde le débat sur Facebook comme « espace privé » ou « espace public », pour inviter les enfants à la vigilance. Au collège, les CDI semblent un lieu idéal pour éduquer les élèves à l’information. Au lycée, on pourrait envisager une matière « numérique » à part entière, sous forme d’option, où l’on n’apprendrait pas les médias, mais bien l’informatique. Cela inclurait l’étude du macro-système technique nécessaire au fonctionnement des objets connectés (satellites, câbles sous-marins, antennes-relais, extraction des matières premières), la visite de data-center, de déchetteries où s’entassent les déchets, un peu de code, le démontage et remontage d’ordinateurs, etc.
Aborder le code plus tôt, au primaire ou au collège, me semble en revanche inutile : comment croire que dans 5 ou 10 ans on codera de la même manière ? Avant l’âge de 15 ans, le meilleur outil pour aborder le monde futur, c’est l’apprentissage de la lecture profonde, la concentration sur les fondamentaux. L’enfant qui ne s’est pas dispersé et a parfaitement appris à lire, sera toujours plus doué en numérique que l’enfant biberonné aux écrans.

Propos recueillis par François Spinner

Karine Mauvilly, Philippe Bihouix, Le désastre de l’école numérique : Plaidoyer pour une école sans écrans, Seuil, 2016, 240 p., 17 €.

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