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La culture de l’oralité

Les études qui se sont intéressées aux cultures des milieux populaires ont souligné l’importance de l’oralité. De fait, il n’est pas rare que des enseignants ayant des enfants issus de ces milieux constatent leur plus grande aisance à l’oral plutôt qu’à l’écrit et essaient de valoriser cette dimension.

Néanmoins les études sur le rapport à l’école des enfants des classes populaires ont mis en avant comment cette culture de l’oralité et sa valorisation, pleine de bonne volonté de la part des enseignants, pouvait constituer paradoxalement un obstacle aux progrès scolaires des élèves. Ces études mettent en exergue l’existence d’une rupture qualitative entre l’oral et l’écrit. Le passage à l’écriture favoriserait des processus de réflexivité et d’abstraction, de mise à distance et d’intellectualisation de l’expérience immédiate. Renoncer aux exigences de l’écriture, ce serait renoncer à cet accès à la secondarisation.

Pourtant, sans nécessairement mettre en doute la validité de ces travaux scientifiques sur l’école, on peut constater que nombre de sociétés ont fonctionné sur une culture strictement orale. Si celle-ci diffère sans doute de la culture de l’écrit, pour autant il est difficile d’imaginer qu’elle ne favorise pas elle non plus des qualités intellectuelles propres.

Étant issue d’un milieu populaire, j’ai rencontré au début de ma scolarité des difficultés avec le passage à l’écriture. Il me semble néanmoins que la culture orale m’a permis de pallier un peu ces difficultés. En participant en cours à l’oral, je pouvais ainsi mieux comprendre et retenir des cours que j’avais du mal à noter. J’ai pu faire l’expérience, assez commune sans doute, qu’un cours auquel on participe favorise l’intérêt et diminue la sensation d’ennui. Cela me permettait de compenser également des méthodes de travail à la maison défaillantes dans l’apprentissage des leçons.

Les pédagogies traditionnelles, qui sont parfois valorisées en ce qui concerne les enfants issus des milieux populaires, insistent sur l’apprentissage par cœur. Mon expérience personnelle m’incline à penser qu’il existe effectivement des formes de mémoires différentes, mais en outre que le “par cœur” ne constitue pas nécessairement le modèle idéal. L’apprentissage de poèmes par cœur m’était relativement laborieux et sitôt appris, je les oubliais. En revanche, un cours qui m’intéressait et que je comprenais – comme ceux en sciences ou en histoire – s’inscrivait sans efforts et durablement dans ma mémoire. C’est somme toute une expérience assez commune que de constater que l’on retient plus volontiers ce qui nous intéresse. Dans ce cas, l’on ne le retient pas d’ailleurs à la manière d’une poésie.

De ce fait, il me semble que l’on aurait sans doute profit à s’intéresser à ce que les cultures de l’oralité existant encore aujourd’hui ou celles du passé ont à nous apprendre sur la mémorisation et l’activité intellectuelle. Je me souviens ainsi alors que j’étais en fin de collège d’avoir lu un article sur les techniques de mémorisation utilisées dans l’Antiquité et à la Renaissance par les maîtres de l’éloquence. J’en ai été fortement marquée au point que je pense qu’aujourd’hui encore ces méthodes sur l’art de retenir la disposition d’un discours me servent encore lorsque je dois prendre la parole en public.

Ce que j’ai souhaité indiquer en relatant ces expériences personnelles, c’est qu’il y aurait sans doute un intérêt pour la recherche scientifique à modifier quelque peu la focale sur le rapport à l’école des enfants des classes populaires. L’élève des milieux populaires n’est pas intégralement dans l’échec dans son rapport au savoir. Il possède également des compétences socialement acquises qui peuvent être réinvesties dans le cadre de l’école.

Ainsi, les théories féministes nous ont sensibilisé au fait qu’il y avait à apprendre des points de vue minoritaires situés. Les études statistiques nous montrent que les jeunes filles immigrés, issues des milieux populaires, connaissent plus que d’autres groupes sociaux populaires des réussites scolaires paradoxales. Il ne serait sans doute pas inutile de s’intéresser aux savoirs-faire qu’elles ont développés pour y parvenir, à ce que l’on pourrait appeler pour reprendre le vocabulaire de la théoricienne féministe Donna Haraway, leurs savoirs-situés. A l’inverse, il est également possible que les élèves, dits en échec, en ait également à nous apprendre sur ce qui dans nos méthodes d’enseignants et dans l’institution scolaire provoquent ces situations.

3 Comments

  1. alphonse

    La culture de l’oralité
    Pour ce qui est du rapport oral, école et classe populaire je m’interroge surtout sur le peu d’intérêt “pratique” des travaux du sociolinguiste Labov. J’ai lu “parler ordinaire”(pas en entier, il y a plein de trucs que je ne comprends pas mais plein de trucs réellement réjouissants) il n’y pas très longtemps notamment après la montée en puissance des travaux (heuuuu prises de position, prescription) du très médiatique Bentolila (que qualifie très joliment Blanchet et Arditty de glottophobe dans cet article).

    Les compétences langagières des classes populaires sont indéniables (sauf pour Bentolila) donc on est aussi en droit de s’interroger sur ce que fait (si bien) l’école pour qu’elles soient inefficaces et ce dès le plus jeune âge. (Un peu de courage et je retrouve le bouquin…

    Mais lorsqu’il s’agit d’écrire ce qui sépare réellement les locuteurs de la middle class de ceux de la working class, voilà qu’on nous met sous les yeux une prolifération de je pense, de passifs, de modaux et d’auxiliaire, de pronoms de première personne, de mots rares, etc. Mais qu’est-ce là, sinon des bornes en même temps que des pierres d’achoppement, sinon ces mêmes procédés dont Charles M.remplit son discours et qui viennent brouiller tout ce que l’école peut apporter de positif à notre usage de la langue ? C’est dire que nous rendrons un grand service quand nous parviendrons enfin a distinguer dans le style middle class ce qui est affaire de mode de ce qui aide vraiment réellement à exprimer ses idées avec clartés.

    C’est pas beau ça: des bornes et en même temps des pierres d’achoppement…

    En gros si les enfants des classes populaires ont des trucs à comprendre (autour d’une clarté cognitive du fonctionnement de l’école et du langage de ces “disciplines”) il faudrait aussi que l’institution baisse un peu le garde, ce qui veut dire qu’elle abandonne ce qui discrimine le mieux: ce qui n’a pas de valeur et qui par là même en fait tout le prix sur le marché scolaire.
    Il me semble qu’aujourd’hui, sur ce point, on n’avance pas (mais je ne suis pas au courant de tout…) que ce soit au niveau des recherches comme celles des pratiques.

    C’est quoi les savoirs-situés ?

  2. Irène Pereira

    La culture de l’oralité
    Les savoirs-situés:

    C’est une conception féministe de la science qui considère que les minorités ont des savoirs et des savoirs-faire qui peuvent faire progresser la science. Cela s’oppose au fait de considérer que les minorités n’ont pas de savoirs sur leur propres oppressions ou que leurs discours sont trop partiaux pour pouvoir faire progresser la science:

    “Les épistémologies féministes …] lient un progrès de l’objectivité à l’entrée dans les pratiques scientifiques de celles et ceux qui en ont été, pour l’essentiel, cibles d’une exclusion constitutive”. (Maria Puig de la Bellacasa [« Divergences solidaires », Multitudes 2/2003 (no 12), p. 39-47.)

  3. jean-charles

    La culture de l’oralité
    Donc Irène, tu écris un article par jour! Et intéressant avec ça!! je viens de parcourir celui-ci, ainsi que les commentaires, parce que j’ai une réunion à animer demain au LNC de Cergy (micro-lycée, structure pour décrocheurs scolaires) autour de : “rentrer dans l’écrit”. Il me semble qu’il faut conjuguer les apports de Bernstein sur les rapport entre écriture et réflexion, et ceux de Labov sur la richesse de l’oralité des milieux populaires, en s’interrogeant doublement : comment valoriser ce qui, dans la parole apparemment spontanée, est en réalité assez “écrit”, c’est-à-dire repris, déjà réfléchi et condensé dans des formules souvent très drôles, amener cette richesse à s’exposer par écrit pour circulation, et à nouveau reprise, etc. etc. Bref, casser la séparation forcenée entre parole et écriture, pour articuler les passages. Du point de vue de l’institution, se méfier à la fois de l’excès de valorisation et l’excès de dénigrement (le “handicap” socio-culturel) de l’oral. Quelles pratiques pour quels passages, et pour quelle réflexivité?

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