Jorge Diaz Pina est un universitaire, chercheur en éducation, vénézuélien. Dans un article, publié en 2016, dont la seconde partie est traduite ci-dessous, il propose une analyse critique des nouvelles technologies en éducation. Il s’appuie pour cela, entre autres, sur la conceptualisation de la théorie critique de l’école de Francfort. Il essaye à l’inverse de tracer les contours de ce que peut être une pédagogie critique face aux Technologies de l’information et de la communication (TICs).
[…] L’objectif de caractériser la cyberculture discursive qui entoure Internet, en tant que réseau des réseaux par lequel circule des flux d’information, nous conduit à soutenir qu’Internet est entouré d’une symbolique et d’une signification idéologique de nature réificatrice et fétichiste par la voie de l’interconnectivité technologique des TICs […]. La réification est entendue comme manifestation de la matérialité technologique, produite socialement par des hommes et des femmes, qui s’est autonomisée de cette origine sociale et se présente comme une création éloignée, au-dessus de ceux qui l’ont produite. La fétichisation consiste dans le fait que les services et fonctions ont revêtu de manière imaginaire une suprématie et un pouvoir de science-fiction pour ceux qui leur rendent un tribu et sont dans une servitude idéologico-culturelle à leur égard. Par exemple, par le fait que ces technologies deviennent déterminantes dans le développement de tous les buts que l’on soit atteindre.
Cette réification, associée avec la fétichisation des TICs, relègue les individus, qui se perçoivent subjectivement eux-mêmes de manière prépondérante comme des usagers et des consommateurs d’information subordonnés à Internet avec la fiction d’une interactivité libre qui est en réalité contrôlée par les choix algorithmiquement préétablis et programmés technologiquement. Cette configuration de la prévalence d’une subjectivité inactive, car dépendante des contrôles et des lignes directrices d’Internet, établit chez les sujets des pratiques qui transmettent des représentations cognitives, des valorisations, des esthétiques… qui induisent des comportements face aux TICs. En outre, la consommation acritique de l’information qui circule et de l’interactivité communicative de type technologique transmisive renforce ce type de subjectivité hétéronome ou assujettie par les forces extérieures qui produisant ce type d’information en font la vérité. C’est ainsi qu’est induit un type de subjectivité aliénée.
L’école intervient dans le processus de subjectivation en se présentant comme une institution qui a un pouvoir de socialisation des enfants. Dans le discours analysé antérieurement, on peut inférer qu’il n’y a pas une systématisation théorique qui favorise une compréhension critique des processus de médiation et d’appropriation informationnel non aliénants des TICs, et particulièrement d’Internet, à partir d’une perspective didactico-pédagogique authentiquement libératrice qui conduise à réfléchir sur les ordinateurs portables Canaima, par exemple, octroyés gratuitement aux élèves par le gouvernement national.
Ce qui est prépondérant dans ces orientations de forme instrumentale-pragmatique, à propos de leur usage fondamentalement technico-opératif, c’est qu’elles ne problématisent par l’usage informationnel d’Internet au-delà de la prévention que l’on doit avoir relativement à un certain type d’informations préjudiciables pour l’intégrité des élèves dans l’éducation primaire vénézuélienne. […]
Au milieu de ce manque systématique de théorie critique que l’on perçoit dans les documents officiels au sujet de l’usage des TICs dans l’éducation primaire vénézuélienne, l’absence d’une perspective concernant la relation entre la technologie et l’éducation est notable, que ce soit sur le plan épistémologique ou de son traitement méthodologique (…) De même, on oblitère l’analyse de cette relation à partir d’un regard historique sur l’usage de la technologie dans le cadre de l’école primaire. Cette perspective pourrait offrir des apports pour réexaminer la pertinence éducative de l’usage de la technologie en éducation des enfants à ce niveau de scolarité […]
Pour adopter une perspective sur l’histoire contemporaine la plus immédiate de la relation technologie-éducation dans l’éducation primaire vénézuélienne, il faut faire une démarcation sur ce que l’on considère comme relevant d’une recherche sur l’éducation. A partir d’une perspective très généraliste et réductionniste, on considère comme technologie éducative tout procédé technico-méthodique qui s’inscrit en éducation dans une relation fin/moyens que ce soit dans le cadre de la pratique didactico-pédagogique ou de la planification administrative de l’enseignement. A partir de cette définition, il ne s’agit pas de méconnaître la fonction de la technique en tant que savoir-faire, pas nécessairement instrumental dans la mesure où il ne réduit pas à une simple application des autres champs comme celui de la science, étant donné qu’actuellement c’est un champ autonome de pensée et d’action qui exprime des conceptions opposées au technocratisme pragmatique. Mais le discours officiel a servi dans différents espaces éducatifs à développer une rationalité technique et technologique à partir de diverses conceptions.
La rationalité technologique est une manifestation intrinsèque de la volonté de pouvoir qui se constitue au sein de la technologie actuelle, comme l’exprime, Queralto, un défenseur de la pragmatique technologique globale :
« La rationalité technologique dénote toujours une volonté de pouvoir. Mais on observe que cela n’est pas une conséquence des tâches techniques concrètes en tant que telle, mais que c’est quelque chose qui se constitue au sein même de la rationalité technologique. Parce que, ce n’est pas seulement le fait qu’elle procure un pouvoir sur la réalité à cause de ces résultats, mais qu’elle recherche le pouvoir sur le réel pour se fonder en tant que forme de rationalité ».
La technologie éducative a été véhiculée par le programme induit par le paradigme positiviste de la psychologie behavoriste en lien avec le processus d’enseignement-apprentissage et son évaluation, et basé sur l’association d’idées, le conditionnement opérant et les renforcements de la conduite depuis les années 1960, qui a utilisé également des moyens et des ressources audiovisuelles, comme par exemple le fameux Apprentissage assisté par ordinateur qui n’a pas eu en définitif le développement escompté car il a été limité a quelques secteurs éducatifs principalement privés. Ces technologies ont été désignées sous le nom de machines d’apprentissage, mais de manière différentes des actuelles TICs, bien que les deux reposent sur l’idée de la programmation de l’enseignement et de l’apprentissage.
L’éducation behavoriste pratiquée à travers la technologie éducative a été un objet de questionnement par les effets aliénants qu’il a produit chez les élèves vénézuéliens :
« Ces modèles et processus éducatifs basés sur le conditionnement opérant et le renforcement, à la base du behavorisme, poursuivent l’automatisation de l’être humain étant donné que cela part d’une psychologie qui nie l’existence de la conscience comme forme supérieure de l’organisation de la matière – en éliminant totalement l’apprentissage critique et créateur en substituant à la praxis vitale humaine que peut réaliser un individu lors d’un apprentissage non mécanisé par l’unique pratique qui convient à la programmation : une expérience mécanisée, planifiée dans tous ses aspects – sans possibilité d’inventivité, de création et de ruptures avec ce qui est déjà établi – répressive et individualiste à l’extrême » (Quintero, 1978).
Plus tard durant les années 1980, apparaît sur la scène vénézuélienne la perspective cognitiviste avec de nouvelles conceptualisations autour de la conception éducative de la technologie éducative fondés sur la caractérisation des processus cognitifs des étudiants et leur interaction avec les systèmes symboliques des médias.
Ils formulent des critiques à la conception selon laquelle les médias et les ressources technologiques étaient seulement des instruments neutres de transmission d’information. Au contraire, ils postulent que ce sont des systèmes symboliques de représentation de la réalité qui en interagissant avec les structures cognitives, agissent sur celles-là et que c’est pour cela qu’il fallait étudier le type d’interactivité qui avait des effets sur la formation scolaire.
Ensuite, à partir des années 1990 et en lien avec la Théorie critique de la culture, dont l’origine est attribuée à l’Ecole de Francfort, apparaissent de manière très influente la perspective psycho-pédagogique constructiviste et sociocritique. Elle centre la réflexion sur la construction de la pensée des élèves, sur les valorisations culturelles aliénantes que reflètent les TICs aussi bien dans les interfaces usagers-machines qu’au sujet de leurs contenus formatés, et ceux que l’on devrait promouvoir dans le contexte d’une crise structurelle mondiale et locale pour rendre propice une pensée autonome, critique et engagée avec des changements socioculturels. Cependant, en dépit de ce qui a été affirmé, on peut partager la conclusion formulée par Rueda en 2007 :
« Les modèles de l’usage des technologies dans les institutions scolaires en sont restés à un discours technocratique, dans le cadre d’une conception technico-rationnelle et d’un usage instrumental avec une perspective behavoriste et cognitiviste assez éloignée, y compris des présupposés de ces théories, mais encore plus des théories constructivistes sociocritiques et de la complexité propre à ces dernières décennies ».
A partir du point de vu éducatif, qui est assumé dans cette réflexion sur les TICs et l’usage informationnel d’Internet, plus particulièrement en ayant présent la complexité de la société mondiale dans laquelle est insérée le local, joint à la multiplicité des informations qui circulent, qui tend à saturer de manière aliénante l’attention des récepteurs avec les significations sémiotiques des discours qu’ils portent, s’impose la nécessité de fonder de manière critique les jugements analytico-interprétatifs. Il faut former en conséquence les élèves à la relativité des perspectives informatives, à l’incertitude des vérités présumées informées, et en même temps aussi paradoxal et ambivalent que cela paraît, leur apprendre à fonder leurs opinions et actions sur des critères consistants et pertinents. C’est pourquoi, je souscris à l’assertion formulée par Mauri et Onrubia : « Dans une société de l’information, ce dont les élèves ont besoin, ce n’est pas d’information, mais surtout qu’on les encapacite pour qu’ils l’organisent et lui donne du sens ».
A cette tâche, le rôle médiateur de l’enseignant est décisif car il doit agir comme un interlocuteur pour une signification autre pour les élèves, qui doivent transformer pour cela l’information obtenue, par la recherche sur Internet, en une connaissance construite de manière autonome et interactive en la communicant sur un mode dialogique aux autres. Ici les TICs et Internet sont conçus comme des éléments d’appui de l’activité mentale coopérative et constructive des étudiants dans un contexte d’interaction intersubjective entre eux, animé et modéré par l’enseignant. La transformation de l’information en connaissance implique que l’on distingue entre les deux, de manière épistémologique, mais surtout socio-culturellement. En effet, la connaissance se produit de manière différente dans une interaction sociale contextualisée avec les savoirs des individus qui interprètent l’information comme des faits structurés. Selon Garcia : « Pour l’épistémologie actuelle, la production de faits sans structure n’est pas synonyme d’information, tout comme l’information ne peut pas être considérée comme de la connaissance si elle n’est pas organisée rationnellement au sein d’un système de savoir. Il ne s’agit pas seulement d’une question épistémologique, mais également socio-anthropologique : l’information acquiert du sens dans des contextes spécifiques, distincts selon les relations sociales dans lesquelles sont insérés ceux qui l’interprètent et l’utilisent ».
Cette perspective suppose de passer d’une conception individualiste de l’apprentissage et de la connaissance à une autre qui les conçoit comme des processus sociaux d’activité conjointe entre les membres du groupe scolaire ou communauté éducative : enseignants et élèves. Cela suppose en outre que l’on doit savoir différencier la connectivité ou l’interactivité technologique de l’interaction socio-pédagogique car cette dernière dépasse la simple réception informationnelle et la communication instrumentale, en régulant l’adéquation des intérêts et des caractéristiques des étudiants dans leur interaction reconstructive des contenus des apprentissages proposés. On doit rappeler que la différence fondamentale entre la communication instrumentale télétransmissive et la communication dialogique réside dans le fait que la première est un échange informationnel de messages et de signaux entre usagers du réseau Internet sans que ceux-ci mesurent les processus de reconstruction, tandis que dans le deuxième cas, pour que ce soit un processus sémiotique, dans lequel s’échangent intersubjectivement des signaux, intervient la reconstruction et la resignification pour attribuer du sens.
C’est en cela que la qualité éducative dans ce cas dépend du type d’interaction sociopédagogique que l’on promeut par l’usage des TICs. Il faut souligner, par conséquent, la différence entre interactivité et interaction. L’interactivité consiste dans la mise en relation opérationnelle des individus avec des moyens et des ressources techniques, ou entre ceux-ci, en regardant les actions des sujets avec les interfaces des TICs pour produire entre autres activités, l’obtention de l’information sur Internet et la communication instrumentale télétransmissive. Tandis que l’interaction, c’est la médiation de l’intersubjectivité qui bien qu’elle peut être médiatisée par les TICs peut rendre propice la reconstruction resignifiante de l’information sur Internet à travers l’action régulatrice de la conversation et de la réflexion critique ou de la communication dialogique entre les participants. Tout cela, cela montre la nécessité d’une pédagogie critique qui intègre une perspective désaliénante de l’usage des TICs, qui s’oppose à la signification et à la connotation instrumentale qui prévaut comme technologie éducative.
A partir de ces considérations se détachent certaines des capacités et des compétences que les enseignants doivent posséder pour favoriser ce type d’usage informationnel d’Internet dans l’activité reconstructive et resignifiante chez les élèves. Parmi celles-ci, nous pouvons indiquer les suivantes :
– La valorisation critique de l’usage informationnel d’Internet dans l’apprentissage
– L’utilisation de la technologie pour rechercher et sélectionner l’information adéquate.
– La différenciation entre le banal et l’essentiel dans l’information obtenue.
– Savoir lire les différents langages multimédias pour s’informer et communiquer
– L’usage adéquat des différentes bases et sources d’information
– Présentation organisée de l’information en accord avec les différentes finalités.
– Favoriser la vérification et l’analyse interprétative de l’information reçue.
Finalement, et en partageant sur les TICs, le jugement de Gimeno : « nous devons reconnaître les possibilités qui s’ouvrent si c’est le sujet qui contrôle lui-même l’accès et s’il est un récepteur critique ». Cette réflexion sur le discours officiel au sujet de l’usage informationnel d’Internet à l’école primaire au Venezuela, conduit à recommander son usage pédagogique avec des préventions critiques : principalement, la régulation communicativo-dialogique reconstructive et resignificative de manière intersubjective et sous la modération de l’enseignant qui l’anime de l’information que cherchent et reçoivent les étudiants au moyen du réseau d’Internet pour produire des connaissances.
En orientant la dite interaction dialogique fondamentalement vers la formation émancipatrice de l’autonomie des enfants de ce niveau, qui contrasterait de cette manière avec le type d’information qui produit l’aliénation des individus en les normalisant et les disciplinant corporellement comme des sujets informationnels, comme sujets dépendants de l’information qui circule et se consomme à travers Internet.
L’usage informationnel acritique d’Internet à l’école primaire
c’est très intéressant et je comprends de quoi parle ce chercheur mais par pitié, pour toucher le plus grand nombre il faut parler une langue compréhensible par tous sinon ça n’a aucun intérêt. Parler à des scientifiques pour des scientifiques c’est dans les colloques scientifiques pas dans les articles de blog dont l’objectif est de toucher le plus grand nombre.
L’usage informationnel acritique d’Internet à l’école primaire
Bonjour,
L’objectif de ces textes est de permettre à des personnes ne lisant pas l’anglais, l’espagnol ou le portugais, de traduire en français les textes de la pédagogie critique qui ne sont que dans ces langues.
Entre lire, un texte compliqué en français ou dans une langue étrangère à partir d’une liste de liens sur la pédagogie critique, je vous laisse faire votre choix…..
Mais peut être, y a-t-il, des personnes qui sont interessées d’avoir accès à toute une littérature qui ne se trouve qu’en langue étrangère sur Internet…
Par ailleurs, Marx ou Proudhon c’était compliqué, mais on trouvait leurs ouvrages dans les bourses du travail. Donc, n’ayons pas peur de lire également des textes plus compliqués que ceux que nous propose habituellement la société spectaculaire marchande. Cela aussi, c’est une forme de résistance à l’air du temps…Cf. Bradbury 451.Cordialement…
L’usage informationnel acritique d’Internet à l’école primaire
Je comprends tout à fait votre logique et je suis aussi d’accord pour penser que à toujours vouloir réduire les difficultés on réduit aussi la réflexion.
Mais je pense également qu’il faut pouvoir proposer des niveaux d’accès aux textes différents afin de permette à ceux qui n’y comprennent goute d’y accéder. Un autre type de traduction en somme. A force de rester entre soi, avec un vocabulaire, qui dans les sciences de l’éducation, vire souvent au verbiage, on perd de vue les marches nécessaires à proposer pour faire monter les lecteurs et on décourage.
Ceci étant ma critique n’est pas contre votre activité qui, j’imagine, doit être purement bénévole et demande un investissement en temps que beaucoup ne font pas, mais porte plutôt sur les conditions pour s’approprier des concepts difficiles sans penser aux moyens de faire accéder le plus grand nombre à la pensée. Equation insoluble probablement.
Merci de votre réponse qui ne visait pas à remettre en cause votre activité mais à poser la question de l’accès à tous.