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L’Enfance de l’ordre. Lecture pédagogique et militante du livre des sociologues Julie Pagis et Wilfried Lignier

« Comment les enfants perçoivent le monde social ? », c’est la question que posent Julie Pagis et Wilfried Lignier dans leur ouvrage L’enfance de l’ordre, publié au printemps 2017. Cependant, il s’agit moins pour les deux sociologues de décrire ce que les enfants en pensent et d’évaluer ce qu’il et elle appellent leur « réalisme social » (la conformité entre leurs représentation des hiérarchies et la réalité objective), que de comprendre comment se construisent leurs perceptions. Au centre de leur livre, il et elle construisent la thèse du « recyclage » de « mots d’ordre » en « mots de l’ordre », le recyclage d’injonctions domestiques et scolaires en véritables outils enfantins pour percevoir et dire le monde.

Ces « mots d’ordre » sont les injonctions éducatives classiques énoncées dans la famille et l’école. Pour parler de l’ordre social, on retrouve donc les registres liés au maintien du corps et de l’hygiène (« lave toi les mains », « ne touche pas cela, c’est sale », « ne fait pas le cochon » etc.) mais aussi le registre plus spécifiquement scolaire de la discipline et de la performance scolaire (« faire l’idiot », « ne pas désobéir », « ne pas écrire gros », « avoir des bonnes notes »). Ainsi, l’ouvrage s’attarde sur trois univers permettant de décrire le monde social : la première partie s’intéresse aux hiérarchisations des métiers par les enfants, la seconde sur les jugements que se portent les enfants entre eux/elles (et les raisons des amitiés, amour et détestations enfantines) et la dernière s’intéresse à leur perception de la politique.

Comme il s’agit aujourd’hui de nourrir sa pédagogie de preuves scientifiques, petite lecture, en tant qu’enseignant, de ce très scientifique ouvrage et de ses hauteurs sociologiques :

1) Paroles et expériences enfantines : leur laisser la parole

Les sociologues ont enquêté pendant deux ans dans deux écoles du XIXème arrondissement à Paris. Si il et elle font passer des questionnaires écrits, ceux-ci sont toujours accompagnés de discussions collectives en classe, puis d’entretiens peu directifs par groupes de deux ou trois enfants. L’ouvrage présente ainsi un grand nombre d’extraits de ces discussions vivantes où les élèves parlent, donnent leur avis, se contredisent, provoquent, changent d’avis etc. Pour le/la pédagogue, on retrouve avec délice des fragments de vie d’école, de ces discussions qui s’ébauchent en classe et dont on est trop souvent obligé.e de mettre un terme. Le livre nous montre des enfants qui parlent du monde (plus ou moins proche) qui les entoure avec une grande liberté ; on aurait presque envie nous aussi de laisser tomber quelques heures les objectifs d’apprentissage pour mieux connaitre ce que nos élèves perçoivent. Toutefois, par ces descriptions vivantes, ce n’est pas seulement la curiosité et le plaisir du/de la lecteur/rice qui sont visés, mais bien un propos théorique sur les perceptions enfantines. En effet, en faisant le choix des discussions collectives, les chercheurs.ses donnent à voir comment les perceptions se construisent aussi par et dans le groupe des pairs, à la fois en fonction des intérêts des enfants à classer, mais aussi des mots, de la matière symbolique, à leur disposition. Les perceptions ne sont pas des idées sur le monde qui viendraient par des processus naturels ou par des mécanismes sociaux abstraits : elles se construisent dans l’interaction et en fonction des expériences – toujours situées socialement – des élèves.

2) Interroger l’école

Comme nous l’avons vu, l’enquête se déroule à l’école, et si elle étudie les perceptions enfantines, elle dit aussi beaucoup sur la seconde institution où elles se construisent, l’institution scolaire et son « ordre symbolique ». En effet, malgré leurs diverses expériences dans le cadre familial et domestique, tous les enfants quel que soit leur milieu (et les écoles enquêtées sont caractérisées par une mixité sociale importante) se retrouve à l’école, un lieu mais aussi un « ordre symbolique » avec ses manières de percevoir, de hiérarchiser et ses valeurs. Un des résultats de l’enquête est de montrer que les enfants quel que soit leur milieu social, leur sexe ou leurs origines migratoires perçoivent et réinvestissent l’ « ordre symbolique » scolaire. Les élèves sont décrits comme cherchant activement à se classer les uns par rapport aux autres, et à comprendre les différents types de classement scolaire, même lorsque ces derniers sont volontairement euphémisés par les enseignant.e.s. A la piscine, les élèves savent très bien qu’il vaut mieux faire partie des « dauphins » que des « poissons », remarque le duo de sociologues, même si la répartition par niveau n’est pas explicite. « Cette recherche active, par les enfants, d’une connaissance de l’ordre symbolique dans lequel ils sont pris à l’école est d’emblée une mesure de la reconnaissance qu’ils ont à son égard : ils y croient suffisamment pour vouloir le révéler » écrivent-ils. En outre, si les enfants perçoivent nettement l’ordre symbolique scolaire, ils et elles le réutilisent aussi afin de se juger entre eux/elles. Les jugements scolaires deviennent ainsi une ressource très présente, au même titre que les jugements sur l’hygiène ou la beauté, pour déprécier ses camarades et justifier de ses inimitiés. Les petites filles racontent ainsi l’importance des bonnes notes d’un garçon pour qu’il puisse être un amoureux convenables. On dépréciera un enfant qui est « désobéissant » ou qui «  écrit trop gros ». Nous pourrions imaginer que cette prégnance des catégorisations scolaires dans le jugement entre pairs serait du fait des « bon.ne.s » élèves, mais étonnement ce n’est pas le cas. Ces jugements scolaires semblent intégrés et non refusés par tous et toutes, produisant évidement une grande violence symbolique pour ceux/celles qui en font l’objet ou qui ne peuvent s’en saisir pour juger les autres. En tant que pédagogue, ces résultats font soudainement surgir l’importance de nos jugements sur les élèves, que l’on voudrait limités à la question des apprentissages, mais recyclés bien au-delà dans l’ensemble de leur vie sociale. Il est intéressant à ce propos de noter qu’une des écoles enquêtées, est présentée comme mettant en œuvre des pédagogies « alternatives ». La force symbolique des classements scolaires, malgré des tentatives d’euphémisation, n’est donc pas l’apanage de la « veille école » et des pédagogies les plus traditionnelles.

3) Vive la sociologie !

Dans une émission de Rue des écoles récente sur les neurosciences et l’école, la présentatrice cite Stanislas Dehaene qui explique que – en substance – les enfants de milieux défavorisés ont peu accès aux livres dans le cadre familial, et que cela permet de comprendre leurs difficultés scolaires. Elena Pasquinelli, philosophe, nommée au nouveau Conseil scientifique de l’Education Nationale (CSEN), commente cela comme la volonté du neuroscientifique, président du CSEN, de faire travailler les sciences entre elles : neurosciences et sociologie auraient des choses à s’apporter. Face à elle, le sociologue Stanislas Morel, manifestement un peu agacé d’autant que la sociologie n’est pas représentée dans ce fameux conseil, réplique avec lassitude que « c’est le BA-BA, je peux pas vous dire plus  ». Car Stanislas Morel sait probablement que les sciences sociales, qu’il représente ce jour-là, sont capables de beaucoup de plus de finesses d’analyse que les simples constats triviaux sur les différences d’accès aux livres, et c’est justement ce que nous montre le livre de Julie Pagis et Wilfried Lignier. En étudiant les perceptions, objet plutôt traditionnellement étudié par les sciences cognitives, leur livre vient montrer les possibilités et les finesses de l’analyse sociologique. A plusieurs reprises, les sociologues remettent par exemple en cause l’analyse classique par l’âge qui détermine des « stades de développement » normaux, en démontrant l’influence du genre et de la classe sociale, dans la construction des perceptions. Ainsi, les enfants des classes supérieures se distinguent dès le CP par leurs réponses, non pas « tant [par] la richesse de [leur] vocabulaire, la quantité de mots dont il[s] dispose[nt], que [leur] rapport à la prise de parole et à l’expression d’un point de vue individuel », qui correspondent à des situations de communication vécues dans le cadre familial. Les élèves qui retrouvent dans la situation d’entretien, la situation d’échange avec le/la parent où sera valorisé l’expression d’un point de vue personnel et autonome, manifestera de l’aisance et des perceptions construites sur le monde, dès le cours préparatoire. On peut aussi évoquer ces garçons de CM2, issus des classes populaires, qui produisent des classements de métier « fantaisistes » ou s’expriment avec violence face à leurs camarades qui discutent leur classement. Ces enfants savent pertinemment qu’en classant la femme de ménage en bas de l’échelle – comme peuvent le faire en toute innocence leurs camarades fils/filles d’architecte ou de médecins – ils classent leur mère ou leur tante, et donc se classent eux-mêmes. Dans les cas cités, ce qui permet de comprendre finement les situations et les comportements, c’est la prise en compte de la diversité des vécus enfantins, dans mais surtout hors le monde scolaire. « Il s’agit […] de partir des innombrables et parfois considérables variations de l’enfance, y compris au sein d’un même âge, et de s’efforcer de les analyser sans les renvoyer immédiatement et par hypothèse à des processus organiques ou psychologiques internes, expliquent Julie Pagis et Wilfried Ligner – sans quoi, l’universalisme de bon aloi peut, du reste, se changer en essentialisme, en racisme ».

Ainsi, contre les « lois naturelles » de l’enfant, et autres naturalisations du social, la lecture de l’ouvrage nous donne des clés pour comprendre de manière non-normative ce qui se joue dans l’enfance et à l’école. L’ « ordre symbolique » dans lequel les élèves se pensent est aussi le nôtre ; dans les paroles des élèves, on retrouve les mots des adultes. Cet éclairage sur la construction des perceptions de l’ordre social, devrait ainsi être utile à tou.te.s les pédagogues qui s’en déclarent l’ennemi. Quand les sociologues demandent aux enfants quelles lois ils/elles feraient s’ils/elles étaient président.e de la République, les enfants proposent très souvent des lois très répressives. Pourquoi interdictions et prisons structurent l’imaginaire politique enfantin ? Pourquoi cet « autoritarisme » ? Les sociologues répondent simplement que là encore, les enfants « recyclent » ce qu’ils/elles connaissent. « Comment ces derniers [les enfants] pourraient être critiques ou méfiants envers un pouvoir et des autorités politiques en place, alors que le respect de l’autorité (parentale) est quotidiennement valorisé, que les enfants sont recomposés quand ils s’en tiennent à l’ordre (familial, scolaire) et sanctionnés lorsqu’ils en viennent à le subvertir ? » concluent-ils. Cela a été peu commenté, il me semble, mais cette fin d’ouvrage est sombre. Cette question posée par les chercheurs/ses saute à la gorge du pédagogue comme un défi. Que faire pour ne pas enfanter l’ordre ?
Arthur Copin

Wilfried Lignier et Julie Pagis, L’enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social, Seuil, 2017, 318 p., 23 €.

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