Et maintenant nous sommes là…
Après la vague d’émoi suscitée par l’assassinat particulièrement horrible de Samuel Paty, il faut bien s’interroger sur un tel événement : comment en est-on arrivés là ?
Un hommage national est rendu à l’enseignant courageux et, à travers lui, à l’ensemble de la profession. Mais nous ne pouvons pas oublier que les politiques ont fait peu cas de l’école publique ces derniers temps, ni des difficultés auxquelles nous sommes confronté-es. L’État nous demande de former les élèves à la pensée complexe, mais il ne nous en donne pas les moyens. Combien d’heures d’enseignement supprimées ces dernières années tant dans le général que le professionnel ? Sans parler de la disparition des dispositifs pédagogiques qui permettaient de travailler avec les élèves sur des questions sensibles. L’extinction des IDD au collège, lu suppression des TPE, des classes média ou des “heures projet” en lycée général, des PPCP en lycée pro, la lourdeur même des programmes, compliquent considérablement le développement de pédagogies actives pour former à l’esprit critique. Il faudrait aussi revenir sur la réforme du lycée et les évaluations communes qui fonctionnent comme un strict encadrement des pratiques enseignantes et limitent la liberté pédagogique, ou alors il faut l’exercer dans un contexte très contraignant. Quand les conditions de travail se dégradent, on risque l’incident et parfois l’accident. Ce qui est vrai pour n’importe quel métier l’est aussi dans l’enseignement ou l’éducation. Il est des injonctions contradictoires qui finissent par des drames : on nous demande de former à l’esprit critique d’un côté mais, de l’autre, on nous prive des moyens de pouvoir le faire dans des conditions convenables.
Ambiguïtés républicaines
Et puis il y a les principes républicains que le pouvoir évoque à tout va. Des principes jamais interrogés et qui finissent par faire de la République une religion civile intouchable et sacrée.
On a beau dire que la République est une, la réalité historique dit autre chose. Il n’y a pas seulement une idéologie républicaine, il y a des idées de la République. C’est ainsi que celle de 1793 n’est pas celle de 1848 et celle de la Commune, la République égalitaire et universelle, n’est pas non plus la IIIème République que l’on a pu qualifier de République du centre ou de République des notables. A vouloir gommer les ambiguïtés de l’idée républicaine à la française, on se condamne à ne pas comprendre les conflictualités actuelles : sa réalité colonialiste et aujourd’hui postcoloniale, sa peur du socialisme voire de la démocratie sociale et sa haine de l’égalité, son universalisme abstrait. Si la République a séduit les classes populaires, c’est parce qu’elle a été associée malgré tout à l’idée de dignité. Mais elle s’est vidée de son contenu social pour devenir l’expression d’un nationalisme identitaire excluant. L’historien Antoine Lilti rappelle que les Lumières ne furent pas simplement une idéologie mais d’abord le geste inaugural d’une société se saisissant de manière critique (1).
Quant à la laïcité, on peut s’étonner qu’elle soit à ce point brandie comme un étendard par celles et ceux qui en étaient d’infatigables ennemi-es il y a peu. C’est qu’elle est elle-même devenue l’élément central d’une politique identitaire après avoir fait partie intégrante d’une politique générale d’émancipation. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les jeunes issues de l’immigration finissent par nourrir une certaine méfiance à son endroit…
Mais les obsessions identitaires ont au moins le mérite d’éluder la question des inégalités sociales. A ce propos, il est des vérités dérangeantes. L’école ne fait pas que reproduire les inégalités : elle les démultiplie.
Un événement en chassant un autre, et les commémorations étouffant bien souvent les critiques au nom du nécessaire consensus, acceptera-t-on de fermer les yeux ?
La catastrophe serait que tout continue comme avant.
1. A. Lilti, L’héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité,
EHESS/Gallimard/Seuil, 2019, 403 p.