Le Maître qui apprenait aux enfant à grandir, un parcours en pédagogie Freinet vers l’autogestion est un de ces livres rares où se mêlent l’engagement social et l’engagement pédagogique. Il est aujourd’hui réédité et Q2C a rencontré son auteur, Jean Le Gal, pour qu’il nous parle de son ouvrage, de son parcours et de son regard sur les débats actuels autour de l’école.
Questions de classe(s) – Le Maître qui apprenait aux enfants à grandir se présente comme une autobiographie militante et intellectuelle, un livre programmatique sur l’école et une réflexion sur les pratiques pédagogiques au quotidien. En te lisant, on a l’impression d’une grande cohérence et que le titre d’un de tes premiers textes, Vers l’autogestion, aurait pu à nouveau servir pour cet ouvrage. Dans ce titre, d’ailleurs, chaque mot a une égale importance. En quoi cette « perspective » autogestionnaire te semble-t-elle toujours d’actualité ?
Jean Le Gal – Dans la conception de Freinet, « par la coopération scolaire, ce sont les enfants qui prennent en main effectivement, l’organisation de l’activité, du travail et de la vie dans l’école »[[1. FREINET Célestin, La coopération à l’Ecole Moderne, L’Educateur, n° 18, 15 juin 1945.]]. Mais passer de l’affirmation à la pratique ne va pas de soi. C’est pourquoi, aujourd’hui encore nous continuons les recherches et les expérimentations.
Sur ce chemin d’action des militants praticiens-chercheurs de notre Mouvement pédagogique, engagés dans la construction d’une école dans laquelle les enfants et les jeunes pourraient s’auto-organiser et exercer un pouvoir individuel et collectif sur leurs apprentissages et leur vie, il était normal que nous insérions, en 1964, nos recherches dans le grand chantier autogestionnaire politique, social et pédagogique qui commençait.
Aujourd’hui, l’autogestion et le socialisme autogestionnaire ont presque totalement disparu des discours et programmes de la plupart des partis politiques et des syndicats, mais les principes autogestionnaires demeurent encore des points d’appui pour de nombreuses expériences concrètes à travers le Monde. Des hommes et des femmes, dans le respect des principes de liberté, égalité, solidarité, entraide, partage du pouvoir, s’auto-organisent pour prendre en main, ensemble, des projets qui répondent à leurs besoins.
Pour cela elles doivent créer des institutions, des procédures de discussion et de prises de décision, une organisation des responsabilités qui évite une nouvelle hiérarchisation institutionnelle.
Nous retrouvons d’ailleurs tous les problèmes auxquels nous avons été nous-mêmes confrontés. C’est pourquoi il est important de connaître les expériences du passé car les enseignements qu’on en tire permettent de mieux analyser et résoudre les problèmes d’aujourd’hui. Ce sont pour moi des points d’appui pertinents dans l’action que je mène pour promouvoir le droit de participation démocratique au processus décisionnel reconnu aux enfants par la Convention internationale des droits de l’enfant [[2. LE GAL Jean, Les droits de l’enfant à l’école, Pour une éducation à la citoyenneté, Editions de Boeck, 2008 ( 1ère édition 2002)]].
Q2C – Une grande partie de ton livre est consacrée à ta découverte de la pédagogie Freinet. Dans ton cas, il semble que ce soit l’engagement social et politique qui ait déclenché cette rencontre. Comment conçois-tu cette articulation entre l’action militante et l’action pédagogique ? Je pense en particulier à cette jolie anecdote, dans le sillage de 68, où un instituteur trotskiste dénonce l’illusion pédagogique et que tu l’interroges sur la manière dont il met lui-même en cohérence son idéologie révolutionnaire et sa pratique professionnelle…
J. L. G. – En mars 1957, après trente mois de service militaire, je me suis très rapidement engagé dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie et je suis devenu secrétaire fédéral de la Ligue des Droits de l’Homme. Engagé dans les actions pour les droits et les libertés hors de l’école, j’ai vite pris conscience d’une coupure entre mon action militante et mon comportement de maître autoritaire en classe. Mais que faire ? J’ai eu alors la chance de découvrir une autre conception de la pédagogie et de l’action éducative à l’Ecole Freinet de Vence. Permettre aux enfants de s’exprimer librement et de participer à la gestion de leur vie en classe et de projets collectifs, leur reconnaître une autonomie individuelle et collective dans l’organisation de leurs apprentissages, sortir de l’école pour aller ensemble à la rencontre des personnes et de leur milieu… j’avais trouvé une cohérence personnelle qui m’a d’ailleurs renforcé dans mon action militante sociale et politique.
Mais il n’est pas facile de changer ses pratiques pédagogiques et éducatives dans une école fondée sur des principes et des valeurs que nous contestons, sur des pratiques que nous remettons en cause. Les oppositions sont parfois nombreuses et il faut résister. Seul c’est souvent impossible d’où la nécessité de coopérer avec d’autres militants engagés sur le même chemin. Je pense, aujourd’hui, que mes engagements pour la laïcité, la paix et les libertés, et mes responsabilités politiques locales, ont facilité la reconnaissance de ma brusque mutation par les parents de mes élèves.
Q2C – En parcourant ton ouvrage, on est plongé dans un autre monde : autogestion, engagement social, recherche-action, attention portée aux enfants et à leur épanouissement, etc. Quel regard portes-tu sur l’école aujourd’hui, ses débats et la manière dont la société se la représente ? La Refondation de l’école, le recours à Jules Ferry, le retour de la morale, etc. ressemblent fort à une capitulation scolaire de la gauche. Après la conversion au libéralisme dans les années 80, le virage sécuritaire des années 90, la gauche abandonne aujourd’hui toute ambition émancipatrice pour l’école. Comment analyses-tu tout ça, toi qui écris « Nous n’avons pas évidemment la prétention de changer la société par l’école mais nous pensons cependant qu’une éducation, individuelle et collective, à la liberté et à la responsabilité, est un aspect important de la lutte autogestionnaire. Nous n’attendons donc pas une révolution hypothétique pour changer, à l’école, ce qui peut l’être. […] On ne peut concevoir l’autogestion à l’école avec seulement une visée pédagogique. Elle ne peut prendre son sens qu’en étant partie intégrante d’un projet de société. » ?
J. L. G. – Comme beaucoup d’organisations pédagogiques, d’éducation populaire, de parents, de syndicats, et des élus dont Jean Marc Ayrault, maire de Nantes, nous avons signé en octobre 2010, l’Appel de Bobigny « Vers un grand projet national pour l’enfance et la jeunesse ». C’était enfin un projet ambitieux pour construire ensemble « une politique publique de l’éducation à la hauteur des enjeux démocratiques du 21e siècle ».
Je suis donc très déçu par la Refondation de l’école qui se met en place car c’était une occasion historique pour enclencher une réelle transformation de l’école.
Pour en rester dans le champ de la démocratie à l’école, le Projet de Bobigny soulignait « qu’il en va de l’intérêt supérieur des enfants que leur participation démocratique aux collectifs éducatifs (établissements scolaires, accueils périscolaires, pause méridienne, centres de loisirs, etc.) soit promue, pensée et vécue autant que possible en lien et en harmonie avec leur participation aux décisions familiales qui les concernent ».
Cette organisation démocratique de l’école, des accueils périscolaires, de la pause méridienne, des centres de loisirs… est possible puisque des expériences existent. Mais pour qu’elle devienne une réalité pour tous les enfants, il est impératif que ce projet soit soutenu par une volonté politique déterminée, que les expériences existantes soient reconnues, que des formations soient organisées, que des expérimentations soient encouragées.
Aujourd’hui, comme hier, nous poursuivrons donc notre double action : renforcer nos pratiques démocratiques participatives dans et hors de l’école et agir pour que tous les pouvoirs publics s’engagent dans une réelle Refondation de l’école.
Q2C – Dans une longue lettre à Freinet, qui fut publiée dans L’Éducateur en 1963 et qui est reproduite dans l’ouvrage, tu poses la question de « L’esprit de notre pédagogie ». Ce texte est vraiment remarquable et je me demande si certains des dangers que tu dénonçais alors ne se sont pas concrétisés à travers la dépolitisation des mouvements pédagogiques. Qu’en penses-tu ?
J. L. G. – Dans ma lettre à Freinet, à partir des mes pratiques, de mes observations et de mes échanges, je lui présentais plusieurs interrogations dont certaines restent d’actualité. Pour le Mouvement Freinet, elles ne sont pas liées à une dépolitisation du Mouvement. Le Mouvement doit-il prendre position et engager des actions dans le champ politique et dans le champ social a toujours été une question suscitant des débats. Actuellement notre Mouvement est bien sûr engagé dans tout ce qui touche à l’école, à ses finalités, ses programmes, son organisation, mais il s’implique aussi lorsque des faits politiques et sociaux mettant en cause nos principes, nos valeurs, les droits de l’enfant… ont lieu dans le Monde.
En ce qui concerne les pratiques dans la classe et l’école, l’exercice de la liberté, la discipline, la gestion des conflits et des transgressions continuent à être l’objet de nos réflexions. J’ai beaucoup échangé avec Freinet sur cette question et étudié les pratiques de Pistrak, Makarenko, Korczak, Neil. Je continue à soutenir qu’il est nécessaire de réfléchir au « comment » en ayant clairement à l’esprit les principes institutionnels et éducatifs qui doivent être respectés, dont aujourd’hui le droit de participation démocratique des enfants au processus décisionnel : comment mettre en place l’exercice des libertés et une discipline participative ? comment éduquer les enfants à la liberté, à la responsabilité, à la démocratie ?
Une autre interrogation concernait la stratégie du Mouvement de l’Ecole Moderne :
. le mouvement de l’Ecole Moderne doit-il être un mouvement de travailleurs d’avant-garde de la pédagogie, qui connaissent et respectent nos principes communs et l’esprit des techniques Freinet ?
. ou devons-nous faire connaître le plus possible les techniques Freinet au risque d’entraîner avec nous, des enseignants qui ne verront que la pratique et non pas l’esprit ?
Cette question posait le problème de notre capacité à mettre en œuvre une formation pratique et théorique à la pédagogie Freinet, tout en demeurant des praticiens-chercheurs dans nos classes.
Freinet dans sa réponse soulignait que « L’expérience de ces dernières années, m’incline à penser qu’il y a un très grave danger à susciter l’expansion de nos techniques vers des éducateurs et des groupes qui n’ont pas compris nos techniques et qui risquent d’en déformer l’emploi. Nous y risquons la scolastisation plus ou moins poussée de ces techniques, et à assez brève échéance, notre décadence et notre mort. »
Il préconisait de développer au maximum « des écoles pilotes qui montreront à tous, comment employer nos techniques, dans quel but et quel esprit. « Le problème reste posé aujourd’hui. Et nous continuons à revendiquer, la possibilité officielle de créer des écoles Freinet.
Q2C- Juste avant sa mort, Célestin Freinet émettait le souhait de te voir prendre en charge une commission syndicale-sociale-politique au sein de l’Icem. Cela ne put se faire et d’ailleurs le syndicalisme est assez peu présent dans ton texte. Quel regard portes-tu sur lui ?
J. L. G. – Le syndicalisme enseignant est en effet peu présent dans mon texte. Cela indique qu’au cours ma pratique pédagogique et militante pour une transformation de l’école, je n’ai pu coopérer avec lui qu’à de rares occasions, bien qu’étant syndiqué. Je continue cependant à penser que les syndicats enseignants pourraient être des lieux importants de réflexion pour organiser des recherches centrées sur la transformation de l’école. La revue L’Ecole Emancipée, dans les années 1920, en permettant à Freinet de présenter ses conceptions révolutionnaires, a joué un grand rôle dans la création de notre Mouvement pédagogique.
Q2C – L’ouvrage est co-édité par les éditions de l’Icem-Pédagogie Freinet et les Éditions libertaires, pourquoi ce choix ? Que signifie-t-il pour toi ? N’a-t-il pas fait grincer quelques dents ?
J. L. G. – L’expérience autogestionnaire de notre Mouvement a duré une vingtaine d’années, a mobilisé de nombreux militants et concerné donc de nombreuses classes, a suscité des débats, fait l’objet d’écrits, mais est demeurée cependant très peu connue.
Je n’avais pas l’intention de raconter mon aventure personnelle. Je n’ai donc pas choisi mes éditeurs.
Cette édition est une histoire d’amitié et de rencontres militantes. Un jour…Thyde Rosell, avec qui j’avais coopéré à des projets au Sénégal, son compagnon Jean-Marc Raynaud, responsable des Editions libertaires, François Le Ménahèze, camarade d’action du Groupe départemental de l’Ecole, moderne, responsable des Editions de l’ICEM, m’en ont fait la proposition. C’était un guet-apens car je ne pouvais pas refuser. L’autogestion, pour les libertaires, est un principe et une pratique, toujours d’actualité, pour l’ICEM , elle fait partie de son histoire, et on m’attribuait, par avance, le Grand prix Ni dieu Ni maître, dont les finances iraient soutenir la pédagogie Freinet au Sénégal, dont avec Thyde, j’avais soutenu la renaissance. Comment refuser ?
Le partenariat entre les Editions ICEM et les Editions libertaires n’a posé aucun problème au sein de notre Mouvement dont, depuis ses origines, de nombreux libertaires font partie. L’école libertaire Bonaventure créée par Thyde Rosell et Jean-Marc Raynaud en était aussi adhérente. Lors de la première édition, j’ai été accueilli par de nombreux groupes anarchistes, dans toute la France, pour discuter d’autogestion, dans la société et dans l’école. J’ai beaucoup apprécié leur accueil et leur détermination et suis toujours reparti avec de nouvelles interrogations.
Le Maître qui apprenait aux enfant à grandir, un parcours en pédagogie Freinet vers l’autogestion, Jean Le GAl, Les Éditions Libertaires et Les Éditions Icem Pédagogie Freinet, 2013, 296 p., 15 €.